L’abri était spartiate et loin du confort auquel James pouvait jadis prétendre, mais faute de mieux il saurait s’en accommoder. Au moins ici, il pouvait se montrer discret et ne s’exposait à aucun potentiel danger. De toute évidence, la cité des anges et les quelques personnes de pouvoir qui la peuplaient, étaient peu enclines à se montrer accueillantes plus encore avec les ressortissants anglais. Bien sûr, James exagérait son propos, mais ne pouvait nier avoir été accueilli les bras ouverts par les rares « êtres » au fait et de sa nature et de son histoire, qui sans aucun doute avait franchi les frontières du vieux continent. Soit, finit-il par conclure en poussant un long soupire tout en serrant le poing. Il se sentait mal, assez pour ressortir son carnet et y coucher quelques écrits pour exorciser ses maux.
« Ce monde est étrange, trop pour que je m’y complaise. Je n’arrive pas à vivre comme eux. J’ai l’impression que la plupart des vampires de cette ville sont aussi pourris que le trognon de pomme qu’ils rongent quotidiennement. Mais je serais malhonnête si je me rechignais à écrire qu’ils sont tous de la même engeance pourrie. Les exceptions sont rares, c’est bien là ce qui nous permet de mieux les savourer. J’ai un peu d’aide, assez pour me sustenter sans culpabilité. J’ai aussi trouvé refuge, avec l’assistance d’un camarade. C’est spartiate, une maigre consolation pour celui qui, par le passé, pouvait prétendre à des châteaux et pléthores de richesses. Cependant, au sortir de plus de quatre-vingts ans de captivité, je ne peux me résoudre à être capricieux. Contentons-nous de ce que nous avons me disait mon père avant que le malheur n’ébranle nos vies et notre famille.
La modernité, parlons-en. Routes pas pavées, uniformes et droites. Comme c’est étrange ! Les voitures et ce qui sert de transport le sont tout autant. Par quel prodige ces véhicules sont-ils capables de se mouvoir de la sorte ? Où sont donc les dix chevaux dont tout le monde parle ? Pas sous le capot de toute évidence. Je n’y ai vu qu’un entrelacs de mécanisme en tout genre, mais aucun cheval à dénombrer. Et ces choses que les humains déposent sur leur oreille pour entendre je ne sais quoi ? Ils passent beaucoup de temps sur ce téléphone, un temps précieux pour des êtres qui ne peuvent prétendre à l’immortalité. Je n’arrive pas à comprendre. Tant d’hésitation m’habite, je n’en ai plus l’habitude, tout comme ce reflux constant d’émotion. J’en arriverai presque à me croire vivant à nouveau. Une vitalité amplifiée par le souvenir de ce docteur, Eva Cortez, que j’aimerais tant revoir. »
Il cessa d’écrire, car déjà, sa main gauche était prise de spams. Il commençait très sérieusement à avoir faim, assez pour s’en aller récupérer la poche de sang qu’il conservait au frais. Sans plus de cérémonial, il l’éventra à l’aide de ses canines acérées. Savourant la moindre gorgée de son précieux liquide, le vampire palliait la sensation de manque. Dehors, le soleil vivait ses derniers instants et s’enterrait graduellement dans le vaste horizon. Sentant sa fatigue s’amoindrir progressivement, James requinqué, se prépara à sortir. Lunettes sombres sur le bout du nez, il quitta sa cachette et regagna le cimetière.
La chaleur californienne se ressentait encore malgré les presque 23 h. Oui, James, bien que retissant à l’idée de s’acoquiner avec la modernité, avait quelque peu cédé en acceptant la montre qu’on lui avait offerte lui qui se refusait à avoir un portable. Il quitta donc le cimetière et avança sans trop savoir où sa marche le mènerait ce soir. À l’inverse des fois précédentes, personne ne le dévisageait et pour cause, vêtu comme eux, il se fondait dans la foule avec facilité. Portant une barbe de trois jours et les cheveux bien plus courts, il semblait différent de celui qu’il était en arrivant à l’hôpital. James continuait malgré tout à « ramer » pour s’intégrer. C’est pourquoi le soir, il sortait hors de sa tanière, voir le monde, observer les choses, s’enquérir de futilités et qui sait, peut-être pouvait-il espérer faire une rencontre intéressante.
Prenant soin de regarder à droite, puis à gauche, le vampire traversa la rue pour rejoindre le trottoir d’en face. Le néon bleu du bar se reflétait dans les quelques flaques d’eau, que l’ancien lord prit le temps de contourner. Le vampire fit mine de remonter le col de sa veste et continua son chemin sans trop s’attarder, toute cette débauche humaine ne l’intéressait guère, quoique, il fut un temps, il aurait commis un véritable carnage. Chassant cette pensée de sa tête, il continua son chemin quand soudain des cris retinrent son attention. À en juger par l’intensité, il n’était pas loin, alors sans réfléchir, il se précipita vers une petite ruelle étroite et sombre, l’endroit parfait pour commettre de sales besognes. Il aperçut une ombre emcapuchée, qui sans arme à la main, avançait vers sa victime.
— Eva ? lança le vampire en découvrant l’identité de la proie, aussitôt l’agresseur se retourna, laissant paraître ses belles canines saillantes — Petite ordure ! Le Britannique se précipita sur la petite frappe vampirique pour lui donner la leçon. La petite frappe, plus jeune et impétueuse, saisit son aîné par le col et le balança contre le mur en pierre. Furieux, l’anglais se redressa pour se précipiter sur le jeune vampire qu’il maitrisa assez rapidement au vu de son âge avancé. Tu n’es qu’un petit cafard que je me ferais un plaisir d’écraser si tu approches cette femme. Il serra son étreinte autour du cou de l’agresseur en lui faisant voir ce qu’il avait vécu et qui il était. Ce qui valut au petit jeune, une belle frayeur. Son interlocuteur à court de mots acquiesça et s’enfuit aussitôt. James attendit deux secondes, le temps de faire disparaître ses canines et se précipita vers Eva allongée près de la poubelle. — Eva ! Tout va bien ? lui demanda-t-il visiblement inquiet. — Vous a-t-il blessé ?
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C'est un paradoxe cruel de l'existence : trouver la force dans la vulnérabilité et, simultanément, le danger dans l'affection.—
Enfin un jour de repos ! Après avoir enchainé quatre gardes de seize heures chacune et devoir recommencer le lendemain, Eva pouvait savourer les joies d’une grasse matinée bien méritée. Un sommeil réparateur qui dura d’ailleurs jusqu’en début d’après-midi. Ouvrant les yeux sans y être forcée par un réveil ou un bipper, la chirurgienne sourit, ravie d’avoir enfin rattrapé les heures de sommeil manquantes. Elle regarda son téléphone sur lequel était arrivé un SMS de sa meilleure amie Kaili qui lui donnait RDV d’ici peu pour une virée shopping. Eva le savait, la journée s’achèverait par une tournée des bars, histoire de fêter leurs nouvelles emplettes, et sans doute faire quelques rencontres. De toute façon, il y avait toujours un truc à fêter, ou à déplorer, mais toutes les occasions étaient bonnes pour faire la fête après une grosse semaine. La mine réjouie et souriante à l’idée d’enfin profiter d’une journée pour décompresser avec sa meilleure amie, Eva sauta du lit, prit une bonne douche et choisit sa tenue pour l’après-midi, quelque chose d’à la fois pratique et joli qui la mettrait en valeur. Elle sélectionna aussi une tenue pour le soir, au cas où elle ne trouverait pas son bonheur dans les boutiques du centre commercial. De toutes manières, le plus important était de passer la journée avec Kaili à rire et oublier le boulot. La belle ostéopathe ne tarda pas à passer chercher son amie, et les deux jeunes femmes se livrèrent à l’une de leur passion commune : le shopping. C’était la dernière démarque des soldes, alors les jolies brunes en profitèrent pour taper dans les marques qu’elles n’osaient regarder en temps normal. Eva suscita la jalousie de Kaili en tombant la première sur une robe magnifique aux tons corail qui mettaient en valeur son teint. L’hawaïenne tenta de convaincre la chirurgienne qu’avoir son emploi du temps, elle n’aurait jamais le temps de la porter et qu’elle ferait mieux de la lui laisser, étant donné qu’elles faisaient la même taille et qu’il n’en restait qu’une.
- Bien essayé, poupée, lança Eva en sortant de la cabine d’essayage avec l’objet de sa convoitise sur le dos. Mais tu vois, cette merveille et moi sommes faites pour vivre ensemble une belle histoire d’amour. Mais si tu es sage, je l’autoriserai à me tromper avec toi. Mais… pas ce soir ! ajouta-t-elle avec un clin d’œil taquin.
L’après-midi s’achevant, et les filles ayant les bras chargés de sacs, elles décidèrent de rentrer pour se préparer à sortir pour la soirée. Kaili fit une halte chez Eva pour qu’elle dépose ses affaires, et elles décidèrent de se préparer chez l’ostéopathe, qui voulait lui faire gouter les nouvelles spécialités de ses origines qu’elle avait appris à préparer. La chirurgienne attrapa donc sa nouvelle robe qu’elle embarqua avec elle. Après un petit diner sommaire composé donc spécialités hawaïennes faites maison, les filles s’habillèrent.
- Je te déteste vraiment, tu le sais ça ? lança Kaili en voyant Eva sortir de la salle de bain avec sa nouvelle robe. - A moins que tu ne portes ta robe dorée à paillettes, c’est clair que c’est à moi qu’on offrira le plus de verres, répondit-elle avec un sourire triomphal pour faire enrager son amie.
Les deux brunes éclatèrent de rire, finirent de se maquiller et décollèrent. Après avoir passé la soirée à rire, boire, rire encore et boire encore, sans oublier des passages obligés de danse endiablées sur leurs morceaux préférés, les jeunes femmes décrétèrent que l’heure avancée avait sonné le moment de la retraite.
- Je te ramène ? demanda Kaili.
- T’es sérieuse ? Prends un taxi, tu vas tuer quelqu’un ! Je me fais pas de souci pour toi, à l’intérieur de ton tank tu traverserais un mur blindé, mais pense aux autres quand même. Je vais rentrer à pied, il fait bon. A demain chérie.
Les filles se séparèrent alors, Eva marchant tranquillement tandis que Kaili, un peu plus flemmarde, obtempéra et appela un taxi. Le Dr Cortez avançait d’un pas tranquille, savourant la douce brise sur son visage, fredonnant le dernier air qu’elle avait entendu avant de quitter l’établissement, quand soudain, sans qu’elle n’ait vu le coup venir, quelqu’un la bouscula violemment, l’envoyant carrément valser dans la ruelle mal éclairée perpendiculaire à la rue où elle avançait, lui arrachant un cri perçant. Du haut de ses escarpins de quinze centimètre, sa cheville droite s’était tordue dans la chute, et à présent douloureuse, elle l’empêcha de se relever aussi vite qu’elle l’aurait voulu.
- Fait chier, marmonna-t-elle en grimaçant.
Puis elle leva les yeux et aperçut un individu à l’entrée de la ruelle, encapuchonné.
- Eh, vous pourriez faire attention !
Le type se rapprocha, et il n’avait pas l’air amical. Là, Eva sentit qu’elle aurait peut-être mieux fait de la fermer.
- Euh… si c’est du fric que vous voulez, je n’ai pas plus de dix dollars sur moi…
Plus l’inconnu avançait, plus son visage lui semblait totalement dénué d’humanité. Son sourire carnassier lui fit froid dans le dos, et le cœur de la jeune femme commençait à s’emballer. Et là, l’inespéré se produit. Une voix, provenant de derrière le menaçant individu, appela ce dernier à détourner son attention de sa proie. Et cette voix, Eva la reconnut, il s’agissait de son mystérieux patient de la semaine précédente. D’ailleurs lui aussi l’avait reconnue.
- James ? murmura-t-elle.
Mr Lovell, tel un chevalier en armure blanche, n’hésita pas à provoquer l’agresseur pour qu’il lâche l’affaire. Quand l’inconnu projeta James contre un mur, Eva ne put retenir un cri. Etait-ce possible de propulser aussi facilement un type aussi baraqué que James? Ce dernier, visiblement en colère, n’eut aucun mal à flanquer une raclée à la minable petite racaille qui détala ensuite sans demander son reste. Complètement sous le choc de ce qui venait de se passer, bouche bée, Eva ne pensa même pas à se relever. Elle se redressa un peu lorsque James arriva auprès d’elle, lui demandant si elle allait bien.
- Ca va je… James vous êtes un vrai héros !
Il demanda si elle était blessée. Il était vraiment adorable, cet homme ! Etrange, mais adorable. Elle retourna ses mains, paumes vers le ciel.
- Je me suis égratignée en tombant, c’est rien. Et je crois que j’ai une entorse de la cheville droite.
Elle n’avait aucune envie de rester plus de trois semaines immobilisée à cause de ça, surtout qu’une entorse, ça faisait un mal de chien. Il fallait qu’elle remette sa cheville d’aplomb. Et Kaili qui était surement déjà au lit. Eva, toujours assise par terre, se pencha pour retirer sa chaussure droite.
- Vous pouvez appuyer là, s’il vous plait ?
Elle posa les mains de James sur la base de sa cheville.
- Tenez bien, d’accord ?
Puis elle se pencha d’avantage pour attraper son pied, et après avoir compté mentalement jusqu’à trois en retenant son souffle, elle le fit pivoter d’un coup, dans un craquement sourd, étouffant tant bien que mal un cri de douleur. Elle souffla bruyamment, retenant ses larmes. Au moins, l’articulation était remise. Elle dénoua le foulard en soie qu’elle avait autour du cou et entoura sa cheville avec dans un bandage improvisé.
- Ça fera l’affaire. Merci infiniment pour votre aide, Mr Lovell. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous. Comment puis-je vous remercier ?
Les mains dans les poches et sans buts précis, le vampire arpentait la rue. Il était déjà venu ici quelques nuits auparavant. L’ambiance n’était pas la même et pour cause le week-end semblait bien loin. « Alors c’est ainsi que les humains s’amusent ? » Son regard se posa sur la file d’attente qui tapissait le trottoir d’en face. Deux jeunes demoiselles, charmantes à n’en pas douter, mais visiblement en pénurie de tissu, croisèrent le regard de l’ancien lord qui les observa l’air suspicieux. « Et l’on s’habille comme une fille de joie ! Décidément, cette société semble tolérée beaucoup de choses, l’indécence de prime abord. »
Reput de ses quelques observations, James reprit sa marche loin de se douter, que d’ici peu, il devrait se résoudre à y mettre un terme. Pour l’heure, il se contenta de traverser la route tout en gardant un œil averti sur les voitures. Puis il se retrouva face au néon bleu d’un club. Peu tenté par la visite et fauché comme les blés, il passa son chemin et reprit sa petite promenade nocturne. Son regard perçant se posa ensuite sur le clocher de la petite paroisse situé en bout de rue. D’ailleurs, il s’apprêtait à traverser à nouveau le trottoir pour s’éviter quelques déconvenues quand soudain, avant d’entendre un cri, tout son corps fut assailli par un frisson. Ses poils se hérissèrent instantanément lui indiquant la présence d’un autre vampire à proximité. Par réflexe, il chassa du regard, la présence d’un hypothétique chasseur, mais dû se rendre à l’évidence, en 2021 la chasse aux vampires ne semblait plus d’actualité.
L’ancien James aurait tourné les talons, ne se souciant guère de la perte d’une vie humaine, mais à présent condamnée à ressentir à nouveau des sentiments humains, le vampire ne put se résoudre à faire l’autruche. Alors, il rejoint la ruelle et découvrit avec stupeur l’identité de la victime. S’en suivit un début d’affrontement contre un autre vampire, une petite frappe, rien de bien méchant pour un vampire de plus de deux siècles. Bien que violemment projeté contre le mur, le Britannique expédia plus rapidement encore le problème avant de se précipiter sur la jeune chirurgienne.
« — Je suis content de voir que mon prénom vous est resté en mémoire. » Lorsqu’il vit les quelques éraflures sur ses mains, il détourna aussitôt le regard pour s’éviter une quelconque tentation sanguine. « — Je ne vais point vous redresser au risque de vous faire plus de mal que de bien. » Dépassé par son manque de connaissances médicales, le vampire ne savait que faire pour amoindrir la douleur de la belle brune qui commença à faire glisser sa chaussure droite tout en demandant à son sauveur d’appuyer à un endroit précis. « — Où ça ? » lança James intrigué, avant qu’Eva n’allie le geste à la parole en prenant les deux mains froides de son interlocuteur pour les apposer sur sa cheville.
« — Qu’allez-vous faire ? Ne devriez-vous pas rester immobile et vous servir de votre… téléphone pour contacter des personnes plus à même de vous aider ? »
Il obtempéra donc, intrigué par ce que la jeune femme s’apprêtait à faire. Visiblement habitué à être dans le feu de l’action, le Dr Cortez ne s’encombra d’aucune formalité et après un petit temps prompt à la concentration, remit en place sa cheville. Un bruit odieux remonta aux oreilles du Britannique, un craquement sourd qui n’était pas sans lui rappeler les trop nombreuses fois où il avait brisé des os, pour le plaisir de faire souffrir ses victimes.
« — C’était impressionnant, quoique douloureux pour vous, j’imagine. Ne préférez-vous pas ceci ? » À son tour, il se défit du foulard qu’il avait autour du cou. « — Je n’ai pas froid, ce n’est qu’un accessoire, il vous sera bien plus utile ! » Sans attendre son consentement, il noua son foulard au-dessus de celui d’Eva, puis il se redressa tout en l’aidant à en faire de même. « — Vous n’avez pas à me remercier, c’est normal, on ne laisse pas une demoiselle ainsi. Je vais vous accompagner, avec moi à vos côtés, vous ne risquez plus rien. Le message a dû être passé. Appuyez-vous sur moi si vous le voulez bien ! » Il l’incita à le faire, constatant que la belle était aussi légère qu’une plume. « — Bien, je vous écoute, indiquez-moi l’itinéraire ! »
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A aucun moment depuis que cette journée avait commencé, Eva ne se serait imaginé qu’elle s’achèverait ainsi. Par une agression puis un sauvetage in extremis par un patient, et pas n’importe lequel en plus ! Il était déconcertant de voir avec quelle facilité James s’était débarrassé du malotru qui s’en était pris à la chirurgienne. Celle-ci, relevant la tête vers son sauveur, eut un petit rire nerveux de trois secondes en l’entendant se réjouir qu’elle se souvienne de son prénom. Il fallait dire qu’étant données les circonstances de son arrivée à l’hôpital, il était clair qu’elle ne risquait pas de l’oublier, il s’était avéré être un patient peu commun. Le Dr Cortez, sentait la douleur lancinante à sa cheville droite la rappeler à l’ordre, et elle se tarda pas, toujours assise par terre, à retirer sa chaussure droite et donner des directives à son sauveur pour qu’il l’aide à se défaire de son entorse. Comme à son habitude, l’ancien patient avait un discours quelque peu étrange, mais obtempéra finalement.
- Ce serait recommandé si je n’étais pas chirurgien, en effet, j’appellerais les secours, mais en l’occurrence, plus une entorse est remise tôt, et plus la rapidité de guérison est accrue. Je ne peux pas me permettre de rester immobilisée trois semaines.
Alors qu’elle sentait les mains froides de James placées sur sa cheville là où elle les avait positionnées –et d’ailleurs ce froid lui fit le plus grand bien, anesthésiant un peu la douleur de l’entorse qui commençait à chauffer et gonfler- Eva attrapa la base de son pied, tâchant de maintenir les os du tarse, et comptant mentalement jusqu’à trois après avoir retenu sa respiration, elle fit faire à son articulation un mouvement passif brusque et calculé, qui engendra un bruyant craquement et lui fit pousser un petit cri. Reprenant son souffle, elle regarda Mr Lovell qui déclara que la manipulation, bien qu’impressionnante, devait être douloureuse.
- Vous croyez ? marmonna-t-elle tout en nouant son foulard autour de sa cheville de manière à la maintenir à quatre-vingt-dix degré.
Eva fut surprise de voir à son tour son charmant interlocuteur se défaire de l’étoffe qu’il avait autour du cou pour à son tour lui faire un bandage. Elle le regarda, et lui sourit.
- Merci, c’est très gentil, répondit-elle tout en resserrant le nœud qu’il venait de faire.
Avant qu’il ne l’aide à se relever, elle retira son deuxième escarpin. Inutile de se tordre les deux chevilles sans la même soirée. Elle rangea ses précieuses mais néanmoins dangereuses chaussures dans son sac et accepta l’aide de James pour se relever, à présent appuyée sur son pied valide. Voilà à présent qu’il proposait de la raccompagner.
- Vous êtes un vrai gentleman. C’est par ici, nous ne sommes pas très loin.
Appuyée sur lui à sa demande, elle sautilla en avant pour faire un pas, puis s’arrêta, d’une part parce que c’était assez difficile d’avancer ainsi, et d’autre part parce que ce qui venait de se passait lui semblait étrange.
- Il était pas bizarre, ce type ? Je veux dire… Vous avez vu son visage ? Je n’ai jamais vu ça… Et puis, avec quelle facilité il vous a jeté contre le mur… Je veux dire, par rapport à lui, vous êtes une montagne de muscles, comment a-t-il fait ? Et son regard, j’en ai encore froid dans le dos…
Eva regardait James, comme s’il pouvait avoir les réponses à toutes ses questions. Elle-même trouva cela ridicule, il avait déjà été bien gentil de la sauver et de l’aider, elle n’allait pas non plus l’importuner avec ses interrogations.
- Pardonnez-moi, j’ai surement un peu trop bu ce soir. Je suis désolée que vous ayez eu à faire ça. Vous allez bien ? Votre dos n’a pas trop souffert ?
Il s’était pris une sacrée volée, lui aussi, et manger un mur de brique à cette vitesse n’était pas bon pour les vertèbres.
- Je connais une ostéopathe fabuleuse, si vous voulez je peux vous avoir un rendez-vous rapidement.
Même si Kaili était très demandée, pour Eva, elle faisait toujours un effort, et vu le service que venait de lui rendre James, la chirurgienne pouvait bien faire ça. D’autant que quand sa meilleure amie apprendrait ce qui s’était passé, elle ne serait que d’autant plus partante pour soulager le pauvre dos de son sauveur. Claudiquant sur son pied gauche, Eva manqua de perdre l’équilibre. Sans doute un cocktail (ou deux) de trop… Elle se rattrapa au cou de James.
- Oh pardon, je suis vraiment désolée… Quelle maladroite je fais.
Eva, tâchant de se redresser, appuya son pied droit par terre ce qui la fit grimacer de douleur en se pliant en deux. Sa main gauche toujours sur l’épaule de son ancien patient, elle souffla.
- On peut faire une petite pause ?
Bon OK, ils avaient avancé de quoi, trois mètres ? Mais une entorse fraîchement remise, ça fait un mal de chien, surtout quand on s’appuie dessus par mégarde.
Il fut un temps, James Lovell était un homme bien. À cette époque où il vivait sa vie sous couvert d’une insouciance somme toute normale pour le jeune homme qu’il était, il œuvrait par-ci par-là au sein de quelques associations à but non lucratif. Il n’était d’ailleurs pas rare de le voir accompagner sa mère, dans les bas-fonds de Londres pour distribuer de la nourriture aux quelques miséreux qui se terraient dans les mimes de charbon et gagnaient à peine de quoi sustenter leur famille. Il posait sur ces personnes un regard non pas empli de pitié, mais de compassion. Lui qui se fichait bien de l’argent aurait distribué toute sa fortune sans hésiter, laissant paraître sur le visage de sa mère un sourire mêlant émoi et fierté. Elle lui promettait un bel avenir et l’imaginait accomplir de grandes choses. Son fils était un homme bien, elle n’en doutait pas une seconde. Malheureusement, la fatalité mit un terme aux doux rêves de la mère de famille.
LONDRES Quelques jours après la transformation
Avide de tout, sauf de l’envie de vivre, le lord n’eut même pas le temps d’être inconsolable. Sa famille avait été décimée devant lui, la femme de sa vie s’était suicidée. La scène tournait en boucle dans la tête de James donné mort par les rumeurs. Il ne sortait plus, ne parlait plus, ne vivait plus. Plus aucun sentiment ne l’habitait, hormis celui de la vengeance qui deviendra dès lors son moteur. Reclus dans les ténèbres de son vieux manoir, il ne pouvait se résoudre à sortir le jour, ne supportant plus sa lumière. Il attendait donc que le soleil défaille pour enfin pousser la porte du jardin et rejoindre le centre de la ville.
La vie avait repris son cours, le pavé était toujours foulé par une horde de citoyens malhonnêtes et les rues étroites et sinistres continuaient à sentir la merde à plein nez. Le regard de lord Lovell, sur sa ville natale, avait bien changé. Plus aucune poésie, plus aucun adjectif mélioratif ne l’inspirait. Toutes des vermines, en bas comme en haut, c’est le même refrain que l’on entend. Il n’y a que la violence qui prédomine en ce monde. Il accepta la mort et s’abandonna dans l’ivresse, la luxure, le péché. Son cœur et son âme devinrent aussi sombres que son regard. Le poison de la violence engendré par l’omniscience de sa vengeance acheva de faire de lui le démon que l’on nomma Le Bloody Lord.
Ces souvenirs sont insupportables lorsque vous ressentez à nouveau des sentiments. C’est un flot continu de tristesse, de peur, de colère, de dégoût, de détresse, de désespoir… Vous revoyez chacun de leurs visages, vous entendez leurs dernières paroles tel un refrain insupportable qui vous accompagne chaque jour, chaque nuit. Votre cœur se contracte, vos entrailles se tordent, vos pensées sont teintées de ce rouge qui jamais ne s’efface.
James était pris entre le souvenir du bon garçon, altruiste, et l’image du vampire avide de luxure, de sang et de vengeance, n’hésitant pas à tuer toutes les personnes qu’il trouverait sur sa route. Mais à présent, qui était-il ? Telle était la question ! Peut-être espérait-il en marchant une fois encore dans les rues de la ville, trouver une réponse et se défaire d’un poids. Mais rien de tout cela ne se produisit. Car le destin était joueur ce soir et cette rencontre impromptue le prouvait. L’espace d’un instant, l’ancien aristocrate anglais crut revivre ses belles années d’altruisme. Omettant cependant le vol plané contre le mur et l’attaque d’un autre vampire. Passé ce combat inégal, le vampire se précipita sur la demoiselle en détresse qui, en plus d’avoir vécu la peur de sa vie, s’était foulée la cheville. Lovell l’observa remettre en place et avec sang-froid sa blessure, puis il l’aida du mieux qu’il puisse en lui permettant de se redresser pour ensuite se proposer de la raccompagner sans arrière-pensées.
« — Je crois que c’est l’éducation britannique. On m’a toujours appris à me montrer ainsi avec les femmes et quand on est lord, être un gentleman est une obligation. » Il se contenta de lui sourire ne se rendant pas compte qu’il avait parlé de son titre. Mais peut-être que dans le fond, il s’en fichait peut-être ne voulait-il pas se cacher ce soir. Ou peut-être lui faisait-il assez confiance pour ne pas avoir à se cacher derrière de nouveaux mensonges. Il lui tendit son bras pour qu’elle s’y appuie. Elle était tellement légère qu’il ne sentait aucune pression. Malgré tout, la chirurgienne semblait en difficulté et sautillait pour avancer tout en essayant de comprendre ce qui venait de lui arriver. Le vampire fit la sourde oreille pour s’éviter quelques ennuis.
« — Bizarre, comment ça ? De vous à moi, je n’ai pas eu le loisir de l’apercevoir dans le détail. Cependant, il est vrai que cet homme n’est pas allé de main morte sur ma personne. Par chance, je peux prétendre avoir une très bonne constitution. » Mais il ne pouvait se résoudre à dissiper la peur qui étreignait le regard de la jolie brune « — Il ne vous a fait aucun mal, c’est le plus important. Et puis ne vous excusez pas, il n’y a aucun mal. Je n’ai fait que ce qu’un gentleman se doit de faire. Quant à mon dos, il va bien, voire très bien, ne vous en faites pas. Je vous remercie quand même pour cette ostéopathe fabuleuse, bien que je ne sache pas de quoi il s’agit. »
Il lui offrit son plus beau sourire pour pallier son manque flagrant de connaissances. Les deux galériens reprirent donc leur route, l’Anglais gardait la jeune femme à l’œil et se tenait prêt à la rattraper si elle venait à défaillir ce qui ne tarda pas à arriver. La jeune femme, plus rapide, se rattrapa au cou de son sauveur qui croisa une fois de plus son regard.
« — La trop grande absorption d’alcool vous ferez-elle défaut docteur ? » lança-t-il sur un air taquin avant de l’aider à se redresser. Sans attendre, la demoiselle se reprit et posa son pied droit au sol, laissant ainsi paraître une grimace qu’elle aurait préféré masquer pour ne susciter aucune pitié. Conscient de la difficulté, le vampire s’approcha et la souleva avec aisance.
« — N’allons pas aggraver cette entorse. Je vais vous porter, tenez-vous à moi. C’est tout droit, c’est ça ? » La jeune femme acquiesça avant que James ne reprenne la route jusqu’à ce qu’Eva lui indique du bout du doigt son domicile.
« — Vous vous sentez mieux hormis l’entorse ? J’ai cru comprendre que vous aviez eu très peur. Faites attention la prochaine fois, il ne faut pas sortir seule la nuit dans des endroits aussi propices à des attaques de v… » Il se tue aussitôt, conscient qu’il en avait trop dit, puis il reposa la chirurgienne, délicatement. « — Je pense qu’il serait plus judicieux pour moi de partir. »
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Alors qu’elle se trouvait en plutôt mauvaise posture, ce patient qui l’avait quelque peu effrayée la semaine passée, s’était conduit en véritable héros. A présent, il lui apportait une aide précieuse pour pouvoir rentrer chez elle. Et finalement, peut-être même sans le vouloir, James se dévoilait un peu. Eva sourit en haussant les sourcils.
- Ainsi, vous êtes anglais ? J’avais donc raison, la semaine dernière. Et Lord en plus ? Eh bien je dois dire que c’est la première fois que j’en rencontre un.
Elle remarqua d’ailleurs son changement de look évident depuis la semaine passée. Il était encore plus beau ainsi, vêtu comme il se devait. Ils firent quelques pas, si l’on pouvait appeler ça comme ça dans le cas d’Eva, tandis qu’elle se remémorait la scène et l’étrange allure et comportement de son agresseur. Mr Lovell prétendit ne pas avoir fait attention au visage de ce type, mais pourtant, il avait eu tout le loisir de le voir de très près étant donné qu’ils s’étaient battus. La chirurgienne n’insista pas, ne voulant pas se montrer suspicieuse avec un homme à qui elle devait une fière chandelle.
- Ah… OK… se contenta-t-elle de répondre.
Elle s’étonna tout autant de savoir que le dos de son sauveur allait pour le mieux, ce qui était assez étrange au vu de cet atterrissage contre un mur de briques peu commode qu’il avait subi. Mais bon, plus rien ne l’étonnait concernant cet homme qui, effectivement, semblait doté d’une incroyable constitution. Après tout, il avait survécu à une noyade enfermé dans une boite jetée par le fond. James continua à l’étonner en avouant ne pas savoir ce qu’était un ostéopathe. Eva eut un sourire attendri, se demandant s’il avait grandi dans une campagne anglaise si reculée, enfermé dans son château d’époque victorienne, si loin de la civilisation qu’il n’avait pas entendu parler de formulaire de sortie d’hôpital ou encore d’ostéopathe.
- Eh bien, un ostéopathe, c’est comme un kinésithérapeute mais en mieux. Il vous remet les os en place, pour vulgariser un peu le travail qu’ils font.
Expliquant cela, elle en avait oublié son entorse et s’était appuyée dessus après avoir perdu l’équilibre et s’être rattrapée à l’adorable patient. Celui-ci ironisa sur le fait qu’elle avait sans doute un peu trop bu. Elle sourit en acquiesçant.
- Je suis démasquée, répondit-elle avec un petit rire.
Sans qu’elle ne s’y attende, James la souleva pour la porter. Un vrai gentleman, Eva n’en croyait pas ses yeux, il l’avait ainsi attrapée comme si elle n’était pas plus lourde qu’une feuille de papier.
Heureusement, ils n’étaient plus très loin du domicile de la chirurgienne. Le bel anglais s’enquit de la situation de celle qu’il avait sauvée. Celle-ci sourit.
- Eh bien, outre l’entorse, je me sens carrément idiote. Oui, des attaques de vauriens, vous pouvez le dire, dit-elle, amusée, ne se doutant pas un instant que le mot en « V » était « vampires ».
Le pire, c'était qu'elle le savait ! Combien de victimes d'agression leur ramenait-on aux urgences, certains qu'il fallait opérer sans attendre sans quoi leurs vies seraient compromises. Elle se sentait bien bête d'avoir voulu rentrer à pieds. Voilà qui l’incitait encore plus à déménager, changer de quartier, et même d'hôpital. Mais pour l’heure, elle ne pouvait se le permettre, les loyers étant bien plus avantageux dans le quartier qu'elle habitait avec le salaire que pouvait lui offrir le Martin Luther King Jr Community Center. D’autant qu’elle mettait tout en œuvre pour réunir tout l’argent qu’elle devait à Amborisa pour lui rembourser le montant des frais de son internat de chirurgie qu’elle lui avait financé. Impossible donc pour le moment de déménager. Elle se payait déjà le luxe de ne plus être en colocation, il fallait donc voir les priorités. Il était hors de question pour elle de rester ainsi toute sa vie en sachant qu’elle devait sa réussite à cet être qu’elle exécrait désormais plus que quiconque, alors qu'elle avait un succès et une célébrité reconnus. La rembourser au centime près était donc pour Eva le moyen de la rayer une fois pour toutes de sa vie. Ensuite, elle ambitionnait de tenter sa chance dans un meilleur centre de traumatologie. Tout cela n’était que des projets pour le moment, bien entendu, et sa carrière n’en était qu’à ses débuts, elle devait encore et toujours faire ses preuves, se montrer meilleure à chaque fois, et surtout être meilleure que les autres. Car même si l’internat était terminé depuis deux ans, il y avait toujours une sorte de concurrence entre les chirurgiens. Comme dans tous les métiers d’ailleurs. Sa meilleure amie Kaili elle aussi devait assurer en tant qu’ostéopathe, et elle faisait partie des meilleures, c’était aussi pour cela qu’Eva avait proposé ses services pour James, mais ce dernier semblait ne guère en avoir la nécessité. Son sauveur d’un soir la déposa délicatement devant l’ascenseur de son immeuble après qu’ils aient passé l’entrée.
- Merci pour tout, Mr Lovell, vous n’étiez pas obligé, c’est vraiment adorable de votre part.
Elle pressa le bouton sans attendre et tourna la tête vers lui.
- Peut-être voudriez-vous montrer prendre un verre ? Ou un café ? C’est le moins que je puisse faire. Allez, dites oui, s’il vous plait. Je me sentirais trop mal si je ne pouvais au moins faire ça.
L’ascenseur sonna son arrivée, et les portes s’ouvrirent. Eva sautilla sur son pied valide à l’intérieur, une main accrochée à la petite rambarde qui faisait le tour de l’intérieur de la cabine, et de l’autre, elle attrapa celle de l’anglais pour l’inciter à l’accompagner, en lui souriant.
- Je pourrais très bien me faire attaquer dans le couloir, avouez que ce serait dommage que vous ayez pris tant de risques pour rien, lança-t-elle avec malice.
Elle se souvint néanmoins de ses réticences, la semaine passée, à entrer dans l’ascenseur de l’hôpital, ce qui était bien normal après ce qu’il avait vécu. Qui n’aurait pas été un tantinet claustrophobe après une telle mésaventure ? Néanmoins, la chirurgienne espérait que son ancien patient cède à sa requête. Pour l’heure, elle se contentait de tirer un peu sur sa main pour le faire venir vers elle avant que les portes métalliques ne se referment.
- S’il vous plaît, ajouta-t-elle avec un regard presque suppliant qui s’apparentait à celui du Chat Potté.
Le corps humain est conçu pour compenser une perte. Il a cette particularité de pouvoir s’adapter afin de combler un manque. Cependant, parfois la perte est si grande que le corps ne peut compenser lui-même. Les hommes de science disaient de mon temps que l’incapacité à accepter une perte était une forme de démence. Peut-être qu’ils avaient raison, mais aussi dingue que cela puisse être, aujourd’hui, c’est ce qui me permet de rester « en vie ». Le manque, la perte, la non-compensation de cette perte par les années volées… Suis-je en train de redevenir humain ? Je me pose sûrement trop de questions. Peut-être devrais-je cesser mes réflexions introspectives pour une fois.
Foutue sorcière ! Foutue, âme damnée !
Plus gentleman que jamais le suceur de sang permit à la chirurgienne de s’agripper à lui afin de rendre l’avancée moins périlleuse. « — Oui, je suis né à Londres. Ne vous l’ai-je pas dit lors de notre précédente rencontre ? Pour ce qui est du titre, c’était jadis, je doute de l’être toujours, mais par coquetterie, c’est toujours sympathique de le mentionner. Il paraît que ça produit son petit effet sur la gent féminine », dit-il en esquissant un léger sourire tout en lui offrant son bras pour qu’elle s’y appuie, espérant que cela suffise à pallier la difficulté. À cela s’ajouta une curiosité maladive contre laquelle James avait du mal à lutter pour une raison qui lui échappait encore.
« — Vous semblez surprise que je ne sache pas ce qu’est un o… ostéopathe ? L’ai-je bien prononcé ? En tout cas, vous m’avez appris une chose ce soir. Et si à l’avenir, mes os me font souffrir, je saurai qui contacter. »
À peine eut-il le temps d’entamer le prochain pas, qu’il sentit son interlocutrice perdre l’équilibre et la préserva d’une chute à venir, ne se privant pas de lui faire « gentiment » savoir qu’elle avait absorbé un verre de trop. « — Ne dit-on pas faute avouée à moitié pardonnée ? Je ne maitrise pas encore les expressions, il faut me pardonner mes quelques lacunes. Je pense que je vais œuvrer différemment. Vous permettez ? »
À vrai dire, il ne lui laissa pas tellement le choix et se pencha pour la soulever tout en continuant à faire preuve de délicatesse. « — Je vous l’ai dit, vous n’avez pas à me remercier. Je ne serais point un gentleman si je vous laisse claudiquer jusque chez vous. N’aggravons pas votre entorse, au risque de vous immobiliser. Chose que vous ne pourriez tolérer n’est-ce pas ? Tout droit ? » À la dernière question, elle émit un hochement de tête qui laissait entendre qu’il était dans le vrai. Alors, sans attendre le vampire, reprit la route, tenant toujours entre ses bras, la jeune chirurgienne.
Il pouvait à présent sentir les battements de son cœur contre son torse ; une sensation bien étrange, puisque d’ordinaire les instincts de tueur se manifestent ne laissant pas la moindre chance à la victime. Surpris de sa propre réaction, Lovell, légèrement gêné, regarda ailleurs.
Ainsi, ils parcoururent les derniers mètres. Eva fit signe à son sauveur qui la déposa devant l’ascenseur de son immeuble. « — Appelez-moi James, je trouve le “monsieur” un peu trop protocolaire. » Le sourire aux lèvres, du genre mutin, la demoiselle pressa le bouton afin de rappeler l’ascenseur. L’ancien lord, mains dans les poches, s’apprêtait à mettre un terme à l’échange, une perspective qui, de toute évidence, ne convenait point à Eva Cortez qui osa franchir le premier pas en lui proposant le fameux verre, prompt à briser la glace et faire plus ample connaissance, une pratique répondue.
« — Je ne sais pas si c’est une bonne idée et… » À peine eut-il prononcé ces mots que la belle brune se lança dans une démonstration pour convaincre son interlocuteur d’accepter. L’hésitation s’instaura dans la tête du vampire. L’ascenseur arriva à bon port en émettant un petit bip avant que les portes métalliques ne s’ouvrent. Eva sautilla jusqu’à atteindre l’intérieur de la cabine toujours sous le regard de son sauveur incapable de prendre une décision. L’hésitation se fit plus conséquente lorsqu’il vit les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Au moment où il s’apprêtait à tourner les talons, la main d’Eva agrippa la sienne, tout sourire, elle retenta sa chance une seconde et dernière fois.
« — Vous savez qu’il y a théoriquement très peu de chance pour que vous vous fassiez attaquer dans cet ascenseur », déclara-t-il sans comprendre la subtilité. Sa main restait malgré tout fermement ancrée à la sienne. La dernière supplique de la jolie brune acheva de convaincre le vampire qui fit face une fois encore à sa claustrophobie naissante et accepta de suivre Eva à l’intérieur de l’ascenseur.
« — J’imagine qu’il serait impoli de ma part de refuser une invitation offerte avec autant d’insistance. » Les portes se refermèrent, faisant frémir notre vampire, qui essaya de garder son calme, serrant un peu plus la main d’Eva contre la sienne. Par chance, le périple fut éphémère et très rapidement, nos deux protagonistes quittèrent la prison de fer.
Eva lâcha la main du bel anglais puis récupéra ses clés pour les glisser dans la serrure tandis que James attendait patiemment qu’elle l’invite à entrer, chose qu’elle n’avait visiblement pas comprise. « — Je ne peux me résoudre à entrer chez vous, si vous ne m’invitez pas ! » lança-t-il l’air désolé. Passé les formalités, il put enfin se permettre d’entrer dans ce qui semblait un charmant appartement qu’il prit le temps de découvrir. « — Votre habitation me semble décorée avec goût, bien plus que la mienne de toute évidence. Je crois que je n’ai pas encore saisi toutes les subtilités de cette époque. »
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C'est un paradoxe cruel de l'existence : trouver la force dans la vulnérabilité et, simultanément, le danger dans l'affection.—
En cours de route, l’ancien patient d’Eva se livra enfin un peu sur lui-même. Il conforta la chirurgienne dans ses spéculations, il était bien anglais, né à Londres, et Lord qui plus est. Tout cela sonnait bien exotique.
- Eh bien je ne sais l’effet que cela a pu produire auprès des autres membres de la gente féminine, pour ma part c’est bien la première fois que je fais la connaissance d’un Lord anglais.
Cet homme était un véritable mystère ambulant, à la fois adorable, fort poli, mais également étrange, comme s’il était tout droit débarqué d’une autre époque ou d’une autre planète. Même l’ostéopathie semblait être une spécialité, pourtant répandue, dont il ignorait l’existence. Les yeux écarquillés en apprenant cela, la jolie brune hocha la tête, bouche bée, lorsqu’il demanda s’il l’avait bien prononcé. Le bel anglais finit par porter celle qu’il avait sauvée pour le restant du trajet, ce qui leur fit gagner un temps certain, et il lui demanda, au passage de l’appeler James .
- A la condition que vous m’appeliez aussi par mon prénom.
Chose qu’il avait déjà faite à l’hôpital la semaine passée, et aussi ce soir. Elle venait seulement de s’en rappeler. Saloperies de cocktails. Ils furent donc rapidement rendus dans le hall d’entrée de l’immeuble qu’habitait le Dr Cortez, et cette dernière tenait à remercier son sauveur, ne serait-ce qu’en lui offrant un café ou un verre. Cela lui semblait être la moindre des choses, après tout ce qu’il avait fait pour elle. Alors que l’ascenseur arriva et qu’il essayait de décliner son invitation avec ce qu’elle prit pour de l’humour, elle décida de lui attraper la main pour le faire entrer dans la cage de fer. Elle était consciente que s’il n’avait réellement pas voulu y entrer, il aurait très facilement pu se défaire de l’étreinte, étant donné son gabarit. Les portes se refermèrent et l’ascenseur les emmena jusqu’à l’étage demandé. La belle brune sautilla pour gagner le couloir, puis la porte d’entrée de son appartement qu’elle ne tarda pas à déverrouiller avant d’entrer. Elle se retourna, voyant, et entendant, que James attendait d’être invité à entrer, ce qui la fit sourire.
- Vous alors, vous poussez la politesse jusqu’à son paroxysme. Mr Lovell, si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer, lança-t-elle avec un sourire amusé et sur un ton presque théâtral.
Elle lâcha ses escarpins dans un coin et sautilla jusqu’à un placard dont elle sortit un bandage, une atèle et une crème anti-inflammatoire. Elle s’installa ensuite dans le canapé, retira les deux foulards qui lui servaient d’atèle de fortune, et se livra à un bandage un peu plus élaboré après avoir passé une couche de pommade.
- Voilà qui est mieux.
Elle leva le nez vers son invité qui semblait apprécier la déco… qui pourtant était d’une évidente simplicité. Non pas qu’Eva n’aimait pas la décoration d’intérieur, mais à vrai dire ce n’était pas vraiment sa priorité. Il y avait un cadre avec des photos d’elle et ses parents, et de sa meilleure amie Kaïli ainsi que de son ancien coloc et meilleur ami à l’époque joyeuse de leur colocation à San Francisco. La jeune femme fut surprise par les propos de James, notamment concernant les « subtilités de cette époque ». Elle fronça légèrement les sourcils avec un sourire qui trahissait son incompréhension.
- Euh… ben j’imagine que ça dépend des gouts et du temps que l’on a à accorder à la décoration.
Elle lui sourit à nouveau, se relevant, et lui tendit son foulard.
- Merci encore, je vous le rends.
Puis elle claudiqua jusqu’à sa cuisine américaine, éprouvant beaucoup moins de difficultés à présent grâce à son atèle.
- Alors, qu’est-ce que je vous sers ? Un café ? Un verre ? J’ai un peu de tout, faites votre choix.
Eva s’accouda au comptoir et plongea son regard dans celui de James. Elle n’avait pu oublier cette capacité étrange qu’il avait à lire sans les pensées. C’était assez horrible de se dire que même ce qu’il y avait dans sa tête ne pouvait pas rester intime et personnel, et que quelqu’un, et qui sait peut-être d’autres encore, pouvait y avoir accès.
- Un détail me taraude, James. La semaine dernière, vous sembliez être capable de… lire, oui c’est ça, de lire dans les pensées. Plusieurs fois vous m’avez dit avec exactitude ce que je pensais intérieurement. Je voulais savoir… Comment faites-vous ? Et surtout… est-ce que vous pouvez éviter de le faire sur moi, c’est vraiment très dérangeant. Non pas que j’ai quelque chose à cacher, hein, loin de là…
Elle avait clairement l’impression de s’enfoncer, mais maintenant c’était trop tard.
- Enfin, vous comprenez, n’est-ce pas ?
Sans attendre, elle sortit un mug du placard, dans le but de se faire une tisane, et attendit la réponse de l’anglais pour sortir le récipient adéquat à la boisson choisie.
L’épreuve de l’ascenseur fut de moindre difficulté grâce à la présence d’Eva à qui James offrit un léger sourire lorsque les deux imposantes portes métalliques s’ouvrirent face à un couloir. Une fois libéré de la cabine, le vampire retrouva la terre ferme avec plaisir, suivant de près le jeune médecin qui sautilla jusqu’à sa porte. James, les mains dans les poches, observait les lieux, légèrement intrigué par l’esthétique. Si le choix des couleurs pouvait semblait douteux, la présence de la moquette attira davantage le regard du vampire qui n’avait jamais vu pareil agencement.
« — Étrange », murmura-t-il dans un souffle tandis qu’Eva poussait la porte de son chez elle. Ne pouvant entrer dans un lieu sans y avoir été invité, le vampire dut renoncer à suivre l’humaine lui faisant ainsi savoir, par principe qu’il ne pouvait pénétrer un lieu sans y avoir été convié au préalable. « — Si vous voulez que je consente à vous appeler Eva, il vous faudra m’appeler James, très chère. » Elle s’écarta pour le laisser entrer, il s’autorisa donc deux pas en avant et prit soin de tout observer curieux de découvrir encore un nouvel univers.
« — Voyez-vous, j’ai été élevé dans une famille à cheval sur la bienséance et les nombreux codes qui entravent… entravaient la classe bourgeoise. » Il la regarda s’éloigner après avoir retiré ses escarpins. Lorsqu’elle eut disparu derrière le placard, il avança vers un meuble sur lequel étaient disposées plusieurs photographies qu’il prit le temps de contempler une à une avant de se redresser pour poser à nouveau son regard sur la belle demoiselle qui venait de prendre place sur le canapé avec tout le matériel adéquat pour soigner sa cheville tout en écoutant son interlocuteur complimenter la décoration.
« — Oui, je suppose que vous avez sûrement raison », dit-il en reposant le cadre qu’il tenait à sa place. La jeune femme lui sourit, lui rappelant encore une fois le souvenir passé de celle qu’il avait tant aimée ; un souvenir aussi agréable que douloureux pour le vampire qui se remémorait ainsi à la période la plus sombre de son existence. Puis il récupéra le foulard qu’il lui avait prêté, évitant le moindre contact. Il se devait de garder la tête froide et ne plus songer à sa bien-aimée. Il se devait notamment de conserver une certaine distance avec la demoiselle.
« — Merci ! » dit-il en rangeant le bout de tissu dans la poche gauche de sa veste. La demoiselle, pourvue de son atèle, se mouvait avec moins de difficultés, de ce fait, elle en profita pour rejoindre la cuisine afin de servir quelque chose à son invité sauveur. Intrigué, le vampire la suivit en tâchant de répondre au mieux à son interrogation. « — Je n’ai pas soif tout compte fait. » Il savait pertinemment qu’il ne supporterait pas le goût hormis celui d’un alcool très fort et au vu de l’ébriété de la jeune femme, demander de l’alcool serait une bien mauvaise idée.
« — Qu’y a-t-il ? Vous m’observez l’air intrigué. Ai-je dit où fait quelque chose de mal ? » À son tour, il prit place face à la belle brune, écoutant avec attention ce qui la taraudait tant. « — Si je vous ai mise mal à l’aise d’une quelconque manière, je tiens à m’en excuser. À mon tour puis-je vous poser une question Eva ? ». Il enfonça son regard azur dans le sien, essayant d’y déceler la moindre approbation. Mais étrangement, rien ne se passa. Eva se contenta d’attraper un mug pour y préparer une infusion. Que venait-il de se passer ? Le vampire tâcha de se concentrer à nouveau, mais toujours rien, la jeune femme ne semblait plus réceptive à ses petits tours.
« — Croyez-vous à l’impossible Eva ? La femme de sciences que vous êtes peut-elle se résoudre à avoir l’esprit ouvert ou n’est-elle qu’une cartésienne, une de plus ? Si je vous dis que oui, je suis pourvu d’une faculté qui me permet de lire votre esprit, serez-vous prête à y croire ? Si je vous affirme que je ne suis atteint d’aucune démence, consentirez-vous une fois encore à me croire ? Seriez-vous apte à entrevoir de telles alternatives si elles vous étaient présentées ? »
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Les deux protagonistes avaient chacun consenti à s’appeler réciproquement par leurs prénoms, ce qui donnait à présent une touche moins solennelle à leur conversation. James se livrait par bribes sur son éducation et Eva était de plus en plus fascinée par cet homme pour le moins différent de tous ceux qu’elle avait connus jusque-là. Apparemment, même de nos jours en Angleterre, les codes de la noblesse étaient respectés et Mr Lovell, en plus de dégager une classe naturelle certaine, faisait montre d’une politesse et d’une galanterie à toutes épreuves.
Eva était allée dans sa cuisine américaine, qui s’ouvrait sur le salon par un comptoir, et s’était préparé une tisane. Elle avait proposé quelque chose à boire à son invité, mais celui-ci avait décliné l’offre. Surprise, la belle brune pencha la tête sur le côté en le regardant avec insistance.
- Vous êtes sûr ? C’est encore l’un de vos codes anglais ? Vous avez le droit d’accepter si je vous le propose, non ? insista-t-elle avec un sourire un peu amusé.
Et puis, elle n’y tenait plus. La curiosité de la chirurgienne était trop forte pour qu’elle consente à la faire taire. Alors, au risque de mettre les pieds dans le plat, elle s’était lancée et avait posé la question qui lui brûlait les lèvres concernant cette étonnante capacité qu’avait James à lire dans les pensées. Etonnante et dérangeante, voilà comment Eva qualifiait cette aptitude tout à fait inhabituelle. Egal à lui-même, le mystérieux lord répondit à la question par une autre question. Sa tasse d’infusion en main, la jeune femme écarquilla légèrement les yeux, se demandant où il voulait en venir.
- Si je crois à l’impossible ? Ecoutez, je vois des miracles tous les jours dans le cadre de mon travail, alors je suis tentée de vous répondre que oui.
Elle but une gorgée de tisane avant de reposer son mug sur le comptoir.
- Je n’ai aucun doute sur votre capacité à lire dans les pensées, même si avant de vous connaitre, j’aurais nié avec ferveur l’existence d’un tel don. Comment ça marche, au juste ? demanda-t-elle, pleine de curiosité.
Eva afficha un sourire amusé à la remarque de son interlocuteur.
- Je ne crois pas que vous soyez dément, James. Peut-être un peu original, mais certainement pas dément.
Son sourire se fit plus tendre, plus amical cette fois.
- Je pense que vous avez vécu des choses difficiles, et que ça vous travaille, mais à aucun moment je ne vous ai pensé dément, vous pouvez me croire… Sans lire dans mes pensées !
Après tout, manquer d’être noyé en étant enfermé dans une boite et jeté à la mer, ce n’était pas anodin et n’importe qui serait chamboulé. Eva avait du mal à concevoir qu’on puisse infliger ça à une personne. Qui pouvait être assez malfaisant pour oser ne serait-ce qu’y penser ? L’être humain était vraiment capable du meilleur comme du pire, et à l’hôpital, la chirurgienne était souvent témoin des conséquences du pire, hélas.
- Qu’essayez-vous de me dire, James ? demanda-t-elle avec douceur.
Il parlait par questions et Eva essayait de découvrir le fin mot de l’histoire. Elle était surtout curieuse de connaître les origines de ce don incroyable qu’il avait, espérant aussi qu’il ne continue pas à l’utiliser. Était-ce seulement possible de le contrôler ? Pouvait-il choisir de ne pas lire dans les pensées de quelqu’un ? Et puis est-ce que ça fonctionnait chez tout le monde ? Ou bien y avait-il des personnes dont il n’arrivait pas à entendre les murmures intérieurs ? Oui, tout ceci avait réellement piqué sa curiosité, et la jeune femme espérait qu’il lui expliquerait un peu d’où cela lui venait, s’il avait ce don depuis l’enfance ou si ça s’était développé plus tard.
Le monde moderne était étranger au vampire, malgré son âge avancé, il découvrait tout comme un nouveau-né. S'intégrer à la société était difficile et nécessitait de réapprendre les règles sociales pour ne pas attirer l'attention. Il a commencé par les vêtements, qui étaient très différents de ceux qu'il portait dans les années 30. Les couleurs sombres et austères étaient alors à la mode, et l'excentricité était mal vue. Les vestes étaient croisées avec des épaules larges en laine ou en flanelle, et étaient accompagnées d'un long manteau. La musique de Billie Holliday et le jazz étaient très populaires, tandis que la prohibition régnait en Amérique. Les costumes trois-pièces avec un gilet et des pantalons à pinces étaient la tenue préférée des hommes, avec des chaussures en cuir noir, marron ou cognac. Les mocassins étaient très en vogue à l'époque, mais seuls les riches pouvaient se les offrir.
Aujourd'hui, les choses ont changé et les jeans et les vêtements basiques sont la norme. James se rappelait avec nostalgie les soirées passées à fanfaronner dans les clubs de Londres, en attendant le moment propice pour choisir sa proie. Mais maintenant, il devait se contenter de vêtements basiques qui ne reflétaient pas son style d'autrefois. La mode avait évolué, et James devait s'adapter pour survivre dans un monde qui lui était étranger.
L'anglais avait reçu des conseils et des connaissances récemment pour éviter de se démarquer dans la foule, et avait fini par trouver plusieurs tenues pour différentes occasions. Mais il n'était pas à l'aise avec son nouveau style, préférant ses vêtements d'autrefois. Le jean moulant, le t-shirt blanc et la veste noire étaient basiques et ne mettaient pas en valeur sa beauté ténébreuse, dont il n'était même pas conscient. Il avait été un très bel homme en son temps, mais il avait du mal à se faire à cette époque. Malgré cela, il continuait à se comporter de manière noble et à agir avec sophistication, une attitude qui semblait plaire à la magnifique Eva. Elle l'observait attentivement maintenant.
Une fois de plus, Eva se montra tentatrice en proposant une boisson à James. La tête penchée sur le côté, elle semblait plus intriguée par son invité curieux, qui s'éclaircit la voix et reprit la parole : Vous allez finir par croire que les Britanniques ont tellement de codes qu'ils s'empêchent de vivre. Il lui rendit son sourire pour lui faire savoir que la remarque ne l'avait pas offensé, puis il repensa à sa récente incursion dans une banque de sang qui lui avait permis de récupérer un peu du précieux liquide, maintenant stocké dans sa cachette. J'ai eu l'occasion de me désaltérer suffisamment, ne vous en faites pas pour cela, merci quand même. Une fois de plus, il lui sourit et la regarda boire sa tisane. Silencieux, il l'observait se mouvoir, se rappelant le souvenir de l'amour de sa vie qui lui ressemblait tant. Puis, il chassa une fois de plus cette pensée de sa tête et consentit à répondre aux quelques questions du médecin, sans oublier qu'il n'avait pas réussi à pénétrer les pensées de la sublime brune.
L'impossible prend bien des formes, vous savez. Et puis, n'êtes-vous pas docteur ? De vous à moi, je peine à imaginer que les gens de science puissent croire à l'impossible sans chercher à trouver une explication. Eva posa sa tasse sur le comptoir, avide d'en savoir plus. James, imperturbable, écouta la belle brune le questionner sur ses facultés à lire dans les pensées, tout en lui faisant savoir avec bienveillance qu'elle ne le prenait pas pour un fou. Cette bienveillance sembla inspirer le lord.
J'aime beaucoup votre sourire. Il dégage une chaleur qui pourrait, je pense, réchauffer n'importe quel cœur de pierre. C'est un magnifique don. Les personnes dont vous vous occupez ont beaucoup de chance. Eva continua de lui faire savoir, avec douceur, qu'à aucun moment elle ne l'avait pris pour un dément et qu'il n'avait nul besoin de scruter ses pensées pour savoir qu'elle était sincère. Dès lors, il osa un premier contact. Il approcha doucement sa main de la sienne et la lui caressa. La démence aurait été, je pense, un fardeau moins lourd à porter. Il retira aussitôt sa main, se rappelant après coup qu'il en avait trop dit. Pourtant, la jeune femme était toujours sous l'emprise d'une ivresse avancée, et demain, elle aurait probablement tout oublié. Il reprit sa main et la déposa contre sa propre poitrine. Vous sentez votre cœur battre, n'est-ce pas ? À une vitesse constante, normale qui plus est. Puis il guida sa main vers son torse. Vous le sentez ? Mon cœur bat à peine et pourtant, je suis là devant vous. Je suis différent Eva, totalement différent. Il retira sa main de la sienne et se leva du canapé, pourtant très confortable. Je pense que je devrais m'en aller dès à présent. Il se fait tard et vous devriez aller vous reposer.
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Si Eva avait su… Si elle savait que James avait eu besoin d'aide et de conseils pour apprendre à se vêtir et mieux s’intégrer à la société actuelle, elle aurait eu du mal à y croire tant cet homme dégageait une classe et une prestance qui paraissaient naturelles. James était un être bien mystérieux qui piquait toujours plus la curiosité de la chirurgienne.
Celle-ci se sentit un peu maladroite après coup, avec sa réflexion sur les codes britanniques. Mais le sourire de son charmant interlocuteur la rassura, il n’était pas vexé. Même si elle commençait vraiment à dessaouler, les paroles avaient encore un peu tendance à aller plus vite que ses pensées. Elle lui rendit son sourire, et ils regagnèrent le salon, Eva claudiquant toujours à cause de sa cheville foulée. Elle prit garde à ne pas renverser ce qui restait de tisane sur le trajet. Le beau lord avait refusé une seconde fois de prendre quelque chose à boire, et l’hôtesse improvisée l’invita donc à s’asseoir au salon. Elle s’installa à son tour, posant son mug sur la table basse. James se lança alors dans un discours concernant l’impossible. En soit, il avait raison. Mais la jeune femme connaissait des contre-exemples.
- Vous savez, je connais nombre d’éminents médecins qui sont croyants et pratiquants. Pourtant, la religion et dieu ne sont-ils pas des choses totalement abstraites dont il est impossible de prouver l’existence de manière scientifique ? Je pense que ce que chacun peut accepter de croire lui est propre, je veux dire propre à sa personne et son âme, à ce qu’il a vécu et à son expérience de la vie, et pas seulement à ce qui le rattache ou non à la science, ajouta-t-elle avant de tendre sa main pour reprendre son mug et l’en délester d’une gorgée.
Soudain, James changea de sujet pour complimenter son interlocutrice sur son sourire. La jeune chirurgienne sentit ses joues s’empourprer tandis qu’elle eut un sourire timide en baissant les yeux quelques secondes. Elle-même se surprit à réagir de cette façon. D’habitude, les compliments des hommes ne la gênaient pas, alors pourquoi avec Lovell était-ce différent ? Ce n’était pas la première fois qu’un homme -qui lui plaisait- lui disait qu’elle avait un beau sourire, tout de même !
- Oh… Vous savez, mes patients n’ont pas vraiment l’occasion de voir mon sourire, étant donné qu’ils sont le plus souvent endormis quand je m’occupe de leur cas… et puis je porte un masque de chirurgie…
Elle interrompit sa phrase en sentant la main de James frôler puis caresser la sienne. Sa bouche resta entrouverte, comme si les mots étaient restés en suspens. Son regard ne quittait plus le sien, elle était comme hypnotisée. Elle l‘observait tout comme elle l’écoutait, avec attention. De quel fardeau parlait-il ? Elle n’eut guère le loisir de poser la question, après avoir séparé sa main de la sienne, le bel anglais finit par attraper carrément la main de la demoiselle, lui faisant sentir ses propres battements cardiaques en lui demandant si effectivement elle les sentait. Eva hocha la tête à la question, bien sûr qu’elle les sentait ! Puis, il plaqua la main de la chirurgienne sur son torse musclé. Là, quelle ne fut pas sa surprise en… ne sentant rien ! Bouche bée, yeux écarquillés, elle s’empressa de lui attraper le poignet pour tâcher de sentir un pouls. Il déclara alors être différent. Elle put enfin sentir une faible pulsation. Comment était-ce possible ? Son coeur devait battre à quoi, deux pulsations par minute ? Comment ses muscles et son cerveau pouvaient-ils être oxygénés correctement ? Toujours encline à une stupéfaction qui n’avait de cesse de s’accentuer, la jolie brune le regarda se lever. Le mystère de la science voulait déjà s’en aller.
- Non ! souffla-t-elle en le tenant toujours par le poignet. Je vous en prie, ne partez pas, pas déjà… Je veux dire… Vous ne pouvez pas me faire une telle révélation et ensuite me laisser en plan… J’ai besoin de savoir.
Son intonation était presque suppliante. Comment faisait-il pour… être en vie, tout simplement ? Là où d’autres auraient pu être effrayés, Eva était tout simplement curieuse et fascinée par un tel miracle. Etait-il atteint d’une maladie rare ? Il y avait forcément une explication. Il y en avait toujours une.
« — J’ai toujours considéré les scientifiques comme des individus incapables d’appréhender l’extraordinaire. Cependant, il semblerait que les mentalités aient évolué, ce qui me fait remettre en question mes croyances. Je dois avouer que je vous trouve très perspicace et dotée d’une argumentation parfaite, même après avoir bu quelques verres de trop. Nous pourrions presque débattre ensemble, bien que nous évitions les sujets sensibles, cela va sans dire. » James n’avait pas prévu d’aborder de tels sujets, mais il appréciait la conversation de la jeune femme. Son éloquence lui rappelait des amis disparus depuis longtemps, ce qui lui procurait une certaine nostalgie.
Le débat cédait peu à peu la place à une série de compliments échangés entre les deux interlocuteurs. James, l’Anglais charmeur, avait été inspiré par la conversation de la médecin américaine et ne pouvait s’empêcher de l’admirer depuis qu’elle avait commencé à parler. Il se sentait soulagé de ne pas paraître fou à ses yeux et cela lui permettait de se détendre davantage. Il ne put s’empêcher de faire quelques compliments à Eva, utilisant son talent inné de charmeur. Il remarqua aussitôt le teint changeant sur les joues de la jeune femme et s’en inquiéta : « — Vos joues s’empourprent, suis-je si maladroit dans mes compliments ? » Il préféra alors laisser la parole à Eva, curieux de savoir ce qu’elle allait lui répondre.
« — Ah, je vois ! Je n’ai donc pas manqué un spectacle aussi charmant. Mais, si vous me permettez de le dire, je trouve dommage que votre beau sourire soit caché derrière ce masque hideux. Cependant, je suppose que vous devez respecter les impératifs médicaux en portant ce masque », fit remarquer James. À l’époque où il était encore humain, la médecine était encore balbutiante et ne se souciait pas autant de la protection individuelle. Bien que les praticiens recommandassent une protection couvrant le bas du visage, la plupart ne l’appliquaient pas. « — Mais les temps ont changé, n’est-ce pas ? » constata-t-il, l’air un peu distrait.
La main glacée et inanimée du vampire avait effleuré la peau de la jeune femme avant de la caresser. Ce geste rappela à Lovell les vieux souvenirs de son humanité déclinante, qui renaissait peu à peu sans qu’il ne puisse l’expliquer. Il se sentit légèrement mal à l’aise lorsque le regard d’Eva croisa le sien. Il avait parlé, mais il avait parlé trop, au risque de se mettre en danger. Il se débarrassa enfin des mots et essaya de se concentrer sur les gestes. Il fit entendre à la jeune femme les battements réguliers de son cœur avant de faire de même avec les siens, qui étaient presque inexistants. Eva hocha la tête après qu’il lui ait demandé si elle ressentait quelque chose. Son regard perdit de son intensité et laissa apparaître un sentiment que l’ancien Lord avait connu pendant ses années de boucherie.
La jeune demoiselle était consciencieuse jusqu’au bout et s’inquiéta de l’état de santé de son invité en attrapant son poignet pour prendre son pouls. Sans surprise, elle ne percevait qu’une très faible pulsation, ce qui se reflétait clairement dans son regard et son attitude. James se rendit alors compte qu’il avait peut-être trop révélé de lui-même. Décidant de partir pour éviter d’autres problèmes, il se leva et s’excusa presque de continuer à alimenter ce mystère. Cependant, il hésita à faire le premier pas avant que la voix familière d’Eva ne se fasse entendre à nouveau. Il remarqua alors sa main sur son poignet et son regard suppliant, révélant une curiosité trop grande dont il était la cause.
James fut légèrement surpris de l’expression qu’Eva avait employée. Mais il était soulagé de constater que la jeune femme était plus curieuse que terrifiée. Cependant, il ne pouvait pas s’empêcher de se sentir coupable d’avoir suscité autant d’inquiétude chez elle. « — Je m’excuse, je ne voulais pas vous effrayer. Je crois qu’il est préférable que je m’en aille maintenant », dit-il, l’air désolé, en retirant sa main de l’emprise de la jeune femme. « — Parfois, il est préférable de ne pas savoir », ajouta-t-il, le sourire triste. Il se leva et se dirigea vers la porte, l’ouvrit, la referma aussitôt et disparut rapidement, laissant Eva seule avec ses questions.
Quelques jours plus tard
Il attendit patiemment que le soleil se couche pour sortir de sa cachette. Avant de partir, il vida l’une des poches de sang que quelqu’un avait gentiment laissé pour lui. Enfin en sécurité, il prit la direction de la plage, là où tout avait commencé. Ce lieu, aussi ordinaire soit-il, était son point d’ancrage. Bien qu’il craignait l’enfermement, la peur de l’océan avait diminué avec le temps. Le son des vagues réussissait même à l’apaiser, ne serait-ce qu’un instant. Mais cette tranquillité était de courte durée. Chaque fois que son humanité refaisait surface, il ne pouvait s’empêcher de se maudire. Depuis son retour, cela se produisait quotidiennement. Une fois arrivé à la plage, il s’assit dans le sable, respirant l’air iodé qui embaumait les lieux, et ferma les yeux pour mieux savourer ce moment de paix qui lui était offert. Il se concentra sur le bruit des vagues, essayant de faire le vide dans son esprit tourmenté.
No attachments!
C'est un paradoxe cruel de l'existence : trouver la force dans la vulnérabilité et, simultanément, le danger dans l'affection.—
Eva éclata de rire face à un James qui parut surpris de la voir tenir un discours cohérent malgré les quelques verres en trop.
- Allons, une bonne frayeur doublée d’une entorse ont tendance à faire dessaouler assez vite, j’imagine que je ne vous apprends rien.
Elle lui sourit avec tendresse. Parfois par ses propos quelque peu ingénus, il lui faisait penser à un petit garçon qui découvrait la vie. C’était assez attendrissant pour un homme de son âge. Enfin, ça l’était surtout à cause de ce qu’il avait vécu. C’eut été quelqu’un d’autre, Eva aurait trouvé ça sans doute un peu lourd à la longue. Et le charmant britannique ne se priva pas d’user de son charme en complimentant la jeune femme qui se sentit quelque peu rougir, sans que l’auteur de ceci ne manque de le lui faire remarquer.
- Non, non du tout ! s’empressa -t-elle de répondre, rougissant de plus belle. Ce n’est rien, juste un coup de chaud à cause de… la tisane ! Et vous, non vous… n’êtes pas rouillé, non, certainement pas, ajouta-t-elle avec un ricanement nerveux.
Malgré son léger malaise, la chirurgienne était ravie que son ancien patient trouve son sourire à son gout. Rares étaient les patients qui étaient aussi touchants. Et puis il fallait bien reconnaitre qu’elle le trouvait fort séduisant. Mais ne nous égarons pas. Eva hocha la tête lorsque le britannique affirma comprendre que porter un masque pour elle relevait d’impératifs médicaux. C’était évident, non ? Mais allez savoir pourquoi, pour cet homme, même les choses les plus logiques pouvaient paraitre, quand il les disait, une nouveauté. Alors que James venait de lui faire part de ce qui pourrait être la découverte médicale de la décennie, voire du siècle, il voulait déjà s’en aller. La belle brune n’était pas prête à le laisser filer sans avoir une explication, ou du moins essayer d’en chercher une. Encore une fois, le lord montra son ignorance sur certaines expressions pourtant bien populaires, comme « laisser quelqu’un en plan ». Eva secoua la tête en clignant des yeux frénétiquement. Essayait-il de noyer le poisson ? Alors qu’elle le retenait par le poignet, le bel Apollon s’était levé, et l’air désolé, avait confirmé vouloir s’en aller. La jeune femme n’eut rien le temps d’ajouter, ni de protester, bien qu’elle le voulait de toutes ses forces, qu’il avait déjà franchi la porte. La belle brune soupira, l’air dépité.
Quelques jours plus tard.
Eva n’avait eu de cesse de penser à cette entrevue avec James, à ce qu’il lui avait révélé, son étrange cas de bradycardie extrême. Etant donné qu’à cause de sa cheville on l’avait gentiment renvoyée chez elle, la jeune femme avait fait quelques recherches, mais aucun cas n’était aussi poussé que celui de Mr Lovell. Elle avait donc orienté ses recherches sur la famille de ce Lord, histoire de voir s’il s’agissait d’un cas héréditaire. Pour ce faire, elle avait dû se rendre à la bibliothèque afin de chercher dans une base de données plus large. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle vit des gravures d’un certain James Lovell, datant du XIXeme siècle ! Le portrait craché du descendant portant exactement le même nom. Elle en eut froid dans le dos. Comment une telle chose était-elle possible ? Une telle ressemblance, on aurait dit des jumeaux ! En tout cas, rien n’apparut sur une quelconque maladie, seulement une histoire tragique concernant la famille Lovell. Eva, pleine de compassion, en eut presque les larmes aux yeux. Quelle tragédie, quelle horreur ! Cette famille avait été décimée, et le lord portant le même nom que James et ayant étrangement la même apparence avait disparu. La petite brune referma la page informatique et décida d’aller faire un tour. Quand elle sortit, la nuit était déjà tombée. Son atèle à la cheville lui permettait de marcher sans trop souffrir, et elle décida d’aller faire un tour sur la plage, là où elle avait vu son beau mais néanmoins étrange patient pour la première fois.
La jeune femme marchait dans le sable, bras croisé, perdue dans ses pensées. Une légère brise marine caressait son visage et lui permettait de sentir les embruns que les vagues propulsaient vers elle. Sa paire de ballerines à la main, elle était si près que ses orteils pouvaient sentir l’eau salée les chatouiller. Elle s’arrêta un instant face à l’océan et prit une profonde inspiration, les yeux fermés. Son esprit vagabondait, la terrifiante histoire de la famille Lovell lui avait rappelé la mort de ses parents, et Eva ne pouvait que comprendre la peine ressentie par le James Lovell qui, avant de disparaitre, avait vu mourir sa famille. Sentant l’émotion la gagner en pensant à ses chers parents, elle secoua la tête et rouvrit les yeux, avant de se retourner. C’est là qu’elle distingua une personne assise dans le sable un peu plus haut. Machinalement, elle plissa les yeux pour essayer de mieux distinguer l’inconnu. Elle crut alors reconnaitre son ancien patient. Eva se demanda si ce n’était pas son imagination qui lui jouait des tours, étant donné qu’elle avait fait des recherches sur lui et sa famille toute la journée, et les deux jours encore avant. La chirurgienne s’approcha lentement et ne put que constater que c’était bel et bien lui. Il était revenu ici, sur cette plage où il avait été retrouvé bien mal en point.
- James, c’est vous ? lâcha-t-elle par réflexe.
Elle mourrait d’envie de lui poser encore mille questions, mais il lui avait bien semblé la dernière fois que cet homme préférait garder ses secrets. Et pourtant… la curiosité était si forte, tout son être lui hurlait de trouver la solution à cette énigme médicale, sans compter le fait que… bordel il ressemblait comme deux gouttes d’eau à son ancêtre du XIXème siècle, ça aussi c’était troublant ! Eva décida de s’asseoir à côté de lui même si elle n’y était pas invitée. Sa cheville commençait à tirer, malgré l’atèle. Elle marchait depuis une bonne heure maintenant, il ne fallait pas non plus exagérer, au risque de retarder la guérison.
- James, pourquoi êtes-vous parti si vite, la dernière fois ?
Elle se mordit la lèvre, sentant que sa question était maladroite. Elle n’avait aucune envie de le faire fuir, seulement discuter un peu et essayer de mieux comprendre tous les mystère qui entouraient cet homme.
Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis la dernière rencontre avec le docteur Cortez, mais pour James, le temps semblait s’écouler lentement. Malgré ses journées passées reclus dans son caveau, lorsque le sommeil tardait à venir, il prenait le temps de réfléchir, en particulier sur la belle Eva, qui ressemblait étonnamment à son amour passé. Heureusement, cette ressemblance n’était que physique. Rosa, quant à elle, était une jeune femme courageuse et aventureuse, qui rêvait de voyages et d’une nouvelle vie en Amérique, loin de l’agitation de la capitale anglaise, marquée par les divisions de classe et les avancées technologiques. Elle espérait également passer le reste de sa vie aux côtés de son Lord bien-aimé.
Malgré la forte ressemblance physique entre Eva et son amour passé, James était touché par la jeune femme. Il pouvait discerner dans ses yeux chaleureux et pétillants une profonde tristesse qu’elle tentait de dissimuler derrière quelques sourires maladroits. Bien qu’il ne connaissait pas son histoire personnelle, il était évident pour lui qu’elle avait connu des épreuves difficiles dans sa vie. Peut-être était-ce pour cette raison qu’elle avait choisi de se consacrer aux autres, en leur offrant ce qu’elle-même n’avait pas reçu. Malgré son manque de connaissances en psychologie humaine, le Britannique semblait être capable de comprendre Eva.
James avait lancé à l’une des personnes qui l’aidaient : « Les humains sont destinés à souffrir, c’est bien triste ». On lui apportait régulièrement des choses pour survivre tout en essayant de lui enseigner les rudiments du monde moderne. Mais le temps lui manquait cruellement pour rattraper son retard, qui était considérable et ne pouvait être comblé en une seule fois, même avec la meilleure volonté du monde. Afin de mieux combler ses lacunes et avec l’aide de son ami, un autre vampire, il avait pu se procurer toute une collection de manuels retraçant l’Histoire mondiale du siècle passé. Il avait également choisi de lire quelques romans « modernes » pour comparer les styles d’écriture du passé et du présent. Malheureusement, il avait été déçu par la médiocrité de la plupart des auteurs à la mode, mais il savait que cette étape était inévitable pour se familiariser avec la culture contemporaine.
Toutefois, lassé de la médiocrité, le beau blondinet avait choisi de se tourner vers le passé par le biais de l’Histoire. Intrigué et curieux de savoir ce qui était arrivé peu de temps après qu’il avait été enfermé dans un cercueil et jeté à la mer, il se mit à étudier. Cependant, il refréna très vite ses ardeurs. Si la Première Guerre mondiale ne l’avait pas trop ébranlé, la Seconde le désarçonna totalement. Touché en plein cœur, il découvrit avec horreur ce qui était arrivé en Europe. Le petit homme moustachu qui commençait à faire parler de lui à l’époque où James était encore Bloody Lord, était finalement parvenu au pouvoir. Si le vampire l’admirait lorsqu’il était délesté de son âme, les choses différaient à présent. Il lui fallut plusieurs jours pour se remettre de ce qu’il avait découvert et prendre pleinement conscience de ce que l’homme était capable d’accomplir dans les heures les plus sombres de son histoire. Malheureusement, le pauvre n’en avait pas terminé avec les dérives de l’être humain qui, dans ses heures les plus sombres, illustraient à merveille la locution latine de Plaute, à savoir : « Homo homini lupus est ».
Marqué par la Shoah et ses atrocités, et confronté à sa propre nature monstrueuse, le Britannique alourdi par le poids de la culpabilité quitta son repère d’infortune pour regagner la plage. Devenue une sorte de rituel, cette promenade lui permettait de penser à autre chose. Seul face à la mer, sur le sable, il se vidait la tête, le regard rivé sur cet horizon infini. Arrivé à destination, après avoir foulé le sable de quelques pas, le buveur de sang prit place face à la mer et se laissa envahir par la quiétude des lieux. Malheureusement pour lui, le souvenir des deux jeunes persistait, et la quiétude prit fin avant même d’avoir commencé. Puis, comme une éclaircie au beau milieu d’une averse, il la vit au loin. Malgré le bruit de la houle, malgré les ténèbres et malgré son regard éteint, il la reconnut. Il rouvrit alors les paupières, ne quittant pas du regard le vaste océan qui continuait à lui offrir ce si beau et si doux spectacle.
« — Je crois effectivement que c’est bien moi ! » consentit-il à lui avouer avec un petit sourire. La jeune demoiselle arriva enfin à sa hauteur et s’assit sans plus attendre. Le regard du Britannique se posa dès lors sur le pied de la belle américaine. Il remarqua l’atèle, mais se contenta de rester silencieux et reporta son attention sur l’océan, tandis qu’Eva cédait à la curiosité en lui demandant pourquoi il était parti si vite la dernière fois. En guise de réponse, l’ancien lord se contenta de cela : « — Il existe un monde où nul ne pénètre, non loin des abysses et de ses mélodies, au cœur du tumulte. George Gordon Byron, plus communément appelé Lord Byron, était un grand défenseur de la liberté, un révolté de la politique et de la société, mais plus encore un excellent poète. Vous savez, à la fin du XVIIIe siècle, lui et certains auteurs comme Chateaubriand, voire même notre cher Baudelaire, évoquaient les tempêtes de la vie à travers celles de l’océan. C’était moderne pour l’époque de chercher à se démarquer du modèle antique. La mer devient ainsi le miroir de l’âme du poète et le rythme d’une respiration profonde. La poésie, comme la photographie, j’imagine, a cette capacité de saisir nos sentiments par des images, ce sont des illustrations parfaites de l’instant. J’ai toujours aimé la poésie, je crois que c’est l’une des rares choses que j’ai su faire perdurer. » Il se tut ensuite, histoire de ne pas trop monopoliser la parole.
Le regard toujours fixé sur le vaste océan, il demeurait pourtant attentif à la curiosité à peine voilée de la belle brune, qu’il percevait difficilement malgré sa concentration, ce qui le surprit à nouveau sans le faire taire. « — Le mystère a quelque chose d’intriguant, n’est-ce pas ? Il représente ce qui est inaccessible à la raison humaine, ce qui est obscur, caché, inconnu, incompréhensible. C’est un évènement inexplicable, une aventure énigmatique dans laquelle certains pourraient s’égarer facilement. J’imagine que vous vous posez beaucoup de questions sur moi. La curiosité est un vilain défaut, n’est-ce pas ?! Permettez-moi plutôt de vous raconter une histoire. » Il se tue à nouveau, mais cette fois-ci, il détourna le regard pour s’assurer de l’attention de son interlocutrice.
« — Il y a bien longtemps, assez pour que cela nous paraisse éloigné, vivait une famille d’aristocrates riches et fidèles aux dirigeants de leur belle cité encline à bien des changements. La richesse de cette famille était l’une de leurs grandes qualités, mais aussi la source de la haine et de la méfiance qu’ils suscitaient. Le paraître était leur maître mot, on ne leur connaissait pas d’autres qualités. Néanmoins, il y avait comme une tache sur le tableau, l’aîné de la fratrie. Il se fichait de tout, en particulier de cette fastueuse richesse dont il était tributaire. Il détestait les grands banquets et toutes ces manifestations où les bons partis se donnaient en spectacle. Lui, aimait les choses simples, les arts tels que la littérature, la poésie, la musique. Il était intelligent, charmant et aimable, avec une myriade de prétendantes. Cependant, il n’avait d’yeux que pour une seule femme, qui n’avait contrairement aux autres, ni titre ni richesse. Cette relation n’était évidemment pas approuvée, mais peu importe, il l’aimait et a tout fait pour la faire accepter par sa famille. Et il y est parvenu, car aussi fou que cela puisse paraître, la famille riche à l’excès, outrepassait les apparences. Leur richesse n’était qu’une façade en public, mais dans le cercle intime, on les savait mécènes et philanthropes. Dans cette cité bouleversée par les changements, les pauvres crevaient de faim tandis que les familles les plus fortunées se battaient pour contrôler la ville. Il y avait alors quatre familles : les Somerset qui oeuvraient dans les bas-fonds, les Clifford qui avaient la mainmise sur les ports et jouissaient de divers trafics maritimes, les Howard bien sûr et… »
Il se tut un court instant se demandant s’il devait continuer à narrer son histoire. Mais pouvait-il en être autrement ? Il avait déjà bien commencé, se taire à présent était un affront et le regard d’Eva en disait long. Il prit donc une grande inspiration et reprit.
« — Les Howard et les Lovell. Les Howard possédaient la moitié de la cité et avaient à leur solde les Somerset et les Clifford, des pourritures parmi la pourriture. Ils possédaient tout par la force. La famille Lovell était quant à elle le dernier rempart contre la corruption. Ils étaient aimés des plus pauvres. Lady Lovell était une oratrice hors pair et son mari était un homme charismatique, un grand guerrier loué par la Reine elle-même. Il disait souvent qu’un homme ne se mesure pas à sa richesse ni à ses possessions, mais à son intégrité. Ils faisaient le bien et apportaient un peu d’espoir aux gens. Ils avaient aussi quatre enfants, trois filles et un garçon, l’aîné de la fratrie. Ils furent tous tués sans exception lors du Bal rouge, une festivité qui avait lieu tous les ans à la même période. »
Le regard lourd, la mâchoire serrée, le narrateur revivait des souvenirs qu’il pensait avoir effacés de sa mémoire et qui semblaient, malgré les décennies écoulées, toujours aussi vifs dans sa mémoire. « — Le fils aîné fut le dernier à être exécuté. On retrouva bien plus tard le corps sans vie de sa bien-aimée, assassinée par l’un des fils Howard qui lui-même aimait la demoiselle sans rang. Et voilà comment s’achève cette triste histoire que je connais par cœur. Notre monde n’est-il pas devenu fou ? »
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