Je veux savoir

C ertaines rencontres impromptues n’en demeurent pas moins fructueuses. Leticia était une très jeune vampire, mais plus encore, une amie d’Eva. Un lien qui, peut-être, pourrait me permettre d’en apprendre un peu plus sur mon humaine bien-aimée. Mais comment procéder ? Quel genre de questions pouvais-je me risquer à poser sans paraître trop intrusif ? J’avais beaucoup à apprendre sur le XXIe siècle et ses mœurs, autant que sur la ville qui « m’accueillait » dorénavant.

Et alors que je me creusais les neurones, ma congénère laissa échapper une information sur elle et la relation qu’elle entretenait avec un vampire. Était-ce lui qui l’avait transformée ? Le lui avait-elle demandé ? Bien des questions remontaient à la surface, m’incitant à réfréner ma curiosité pour ne point paraître trop intrusif. Cependant, je devais bien admettre que son histoire attisait ma curiosité et instillait en moi un brin d’espoir sur un avenir déjà bien incertain.

« — Lui mentir est indubitablement la chose la plus difficile que nous ayons à faire. Pour ma part, j’ai presque toujours une excuse pour justifier le fait de ne pas être là le matin. Mais comme vous, j’ai conscience que cela ne pourra pas durer éternellement. Elle finira par se poser des questions, si ce n’est pas déjà le cas. » Voilà qu’à mon tour, je poussais un soupir qui, de par sa longueur, trahissait mon état d’esprit et le trouble qui m’habitait.

« — Je me refuse à l’hypnotiser, mais j’ai l’impression que nous n’avons pas vraiment le choix. Mais dites-moi, que vous est-il arrivé ? C’est votre compagnon qui est à l’origine de votre transformation ? Ne me répondez pas, si vous trouvez ma question déplacée. Cependant, il me paraissait intéressant de connaître votre histoire, vous qui êtes une toute jeune vampire, qui en plus se trouve être en couple avec un vampire. Vous savez, il ne se passe pas un jour, sans que je cherche à trouver une solution. J’ai même pris le parti de contacter la régence d’un coven ; qui d’après mes informations, a déjà aidé un vampire à mener un semblant d’existence parmi les humains, en lui permettant de vivre aussi le jour. Je vais bientôt la rencontrer, j’ai bon espoir. Mais pour le reste, j’ignore comment aborder l’avenir. Je pourrais la transformer, mais pas contre son grès. Et de ce fait, il me faudrait trahir le secret de notre existence. Et puis, j’ignore si elle veut avoir des enfants. Si tel est le cas, me voilà encore plus désespéré que je ne le suis sur l’avenir. »

J amais je n’aurai cru faire la connaissance d’une telle personne. Cette charmante demoiselle était une récente convertie et une amie d’Eva qui plus est ; assez proche pour se sentir au moins aussi coupable que moi, à l’idée de devoir lui mentir. Si d’ordinaire, je me fichais bien de mentir, avec Eva c’était différent. J’avais comme l’impression de la trahir à chaque fois qu’elle me posait une question problématique. Combien de temps cela allait-il durer avant qu’elle ne résolve à percer le mystère ? Et si d’infortune cela se produisait, comment diable, allais-je m’en sortir sans passer par l’hypnose ?

« — Eva est bien trop futée pour se laisser berner ad vitam aeternam. J’aimerais juste éviter d’en arriver à devoir l’hypnotiser. Cette perspective me met terriblement mal à l’aise, car j’ai l’impression de me jouer d’elle, voire de la trahir. Et même si c’est pour son bien, cela n’amoindrit point le sentiment de culpabilité que j’éprouve par avance. »

Par chance, car elle subsiste encore, la conversation prit une tout autre tournure et me permit ainsi de me focaliser sur autre chose que ma culpabilité à l’encontre d’Eva. Ainsi, Leticia me narra son histoire et le moment où elle se mua en vampire. Je fus surpris par la façon dont on l’avait transformé et par la lâcheté du vampire à l’origine de cette sordide histoire.

« — De mon temps, les vampires n’utilisaient pas des substances pour de telles choses. Mais je dois bien reconnaître qu’il était rare de les voir transformer des humains, sans véritable but, si ce n’est celui de se répandre. Je n’ose imaginer à quel point le réveil eut été brutal. » Cela m’amenait à songer à mon propre réveil après la transformation. L’air était mortellement froid, mon corps douloureusement lourd. « — Le pire c’est lorsque vos canines sortent pour la toute première fois. C’est trop douloureux autant que la soif qui vous accapare et vous pousse ainsi à vous en prendre au premier mortel à portée de main. » Dans son malheur, elle avait fait la connaissance d’un autre vampire, qui enfila les atours du sauveur et s’occupa d’elle. Une chance que je n’eusse pas eue et qui, le cas échéant, aurait peut-être épargné bon nombre de vie.

« — On dirait que dans votre malheur, vous avez eu un peu de chance. » Mais nous étions amenés à parler d’Eva. Et si d’ordinaire, je ne m’offusquais pas de songer à mon humaine, voilà qu’à présent, j’éprouvais une grande tristesse en songeant à elle et à tout ce que j’étais amené à lui prendre, à commencer par la maternité.

« — Quand bien même, je fais appel à un donneur, je ne peux pas imposer cela à un enfant. Malheureusement, tous les problèmes n’ont pas une solution. Je ne peux lui demander de renoncer à l’envie d’être mère si c’est ce qu’elle veut. J’en arrive à me demander si je ne devrais pas lui dire, pour voir sa réaction et ensuite l’hypnotiser pour qu’elle oublie tout, jusqu’à mon existence. Ce fardeau me semble si lourd à porter parfois. »

C omme c’est paradoxal ! Parler d’Eva me semblait à la fois si agréable avant que la réalité ne vienne à me rappeler qu’un goût d’interdit s’immisçait entre nous. Une contrariété en entrainant une autre, je me retrouvais confronté à l’inexpérience de la jeune vampire à mes côtés ; une expérience qui déteignait sur moi, car j’ignorais encore beaucoup de choses du mode de fonctionnement de ce monde et du fait qu’il faille préserver l’existence des surnaturels à tout prix.

« — effectivement, Eva est une personne intelligente, je dirais même perspicace. Je vais vous faire un aveu. J’ai beau avoir plus de deux cents ans, j’ignore tout des mœurs pratiquées par ici. Mais j’ai cru comprendre que la préservation de notre secret était primordiale et non négociable. J’imagine donc que si nous dérogeons à cette règle, la communauté nous le fera payer. De quelle manière ? Je l’ignore, mais je ne vais pas m’amuser à le découvrir. J’ai cru comprendre qu’il existait tout un système qui se chargeait de contrôler tout ça. Il y a sûrement des espèces de policiers surnaturels, je suppose. Pour ce qui est de l’hypnose, j’ai l’impression que nous n’allons pas pouvoir y échapper malheureusement. »

J’aurais préféré me voiler la face en de telles circonstances. Hypnotiser Eva relevait pour moi de la trahison. C’est dans ces moments-là que je me sentais indigne d’elle et que j’en venais à penser qu’il serait plus simple que je disparaisse de sa vie et de sa mémoire.

Leticia Sanchez m’avait tout l’air d’être une bonne personne qui en plus était bien accompagnée dans sa transition. Nul doute qu’elle continuera à accomplir de belles choses mêmes transformées en vampire. J’aurais, moi aussi, tant aimé ne pas avoir été bêtement aveuglé par la vengeance au point de renier la personne que j’étais avant d’être transformé en vampire. Et à n’en pas douter, s’il m’était possible de remonter dans le temps, bien des choses auraient changé, mais je serais certainement mort à l’heure qu’il est.

« Cesse donc de te lamenter de la sorte ! » La petite voix de la raison se faisait de nouveau entendre dans un coin de ma tête. Elle avait raison, je me devais de laisser mon passé derrière moi pour avancer tant que je le pouvais. En attendant, j’écoutais avec attention, ce que mon interlocutrice avait à me dire. Je me désolais de voir que les humains étaient toujours aussi perfides et prêts à tout pour avoir ce qu’ils convoitaient.

« — Ah, mais vous ne me rassurez pas en faisant entendre de telles paroles. Les voilà donc réduits à utiliser de la drogue pour abuser des femmes. Quelle bien triste époque ! Mais sachez toutefois qu’à mon époque, les choses n’étaient pas aussi joyeuses. Dans le Londres victorien, la misère avait bien triste figure et nombreux étaient les actes ignobles perpétraient par les humains. »

Elle évoqua ensuite sa transformation, m’incitant bien malgré elle, à me souvenir de la mienne et du mal ressentit lorsque mes canines se mirent à pousser. « — La douleur est atroce, assez pour souhaiter la mort, je l’atteste. Puis arrive cette faim incontrôlable qui fait de vous une bête sauvage. Vous avez eu de la chance, d’être bien accompagné et d’avoir cette profession qui vous tient à cœur. Je vous admire. Et j’aurais tant aimé avoir des modèles semblables. » Ah les modèles ! L’époque en manquait cruellement.

Et nous voilà à évoquer un autre sujet délicat, celui de la maternité. Pour dire vrai, jusqu’alors, je ne m’étais jamais posé la question. Et le fait d’être confronté à une amie d’Eva m’obligeait à réfléchir à tout ça. « — Je ne veux pas qu’elle en souffre si c’est vraiment ce qu’elle désire. » Mais les paroles de Leticia me sortirent de ma torpeur et de ce triste projet qui germait dans ma tête. « — Vous pensez réellement que je devrais tout faire pour être avec elle ? »

M e voilà surpris et par la personne à mes côtés et par la nature de notre conversation. Mais bien au-delà de ces considérations, je me rendais compte que jusqu’alors, je ne m’étais pas octroyé le temps nécessaire pour évoquer certains sujets, primordial pourtant. Cela ne faisait qu’accroître l’amertume que j’avais en moi, bien plus que la colère qui n’avait de cesse de s’amoindrir depuis qu’Eva était entrée dans ma vie. Rien n’était facile et j’en prenais la pleine mesure aujourd’hui.

« — Oui, pour son intelligence, je n’ai pas le moindre doute. Elle est aussi la personne la plus altruiste qu’il m’ait été donné de voir. Voilà pourquoi parfois, je me sens mal à l’idée de mentir même si je sais que c’est avant tout pour la protéger. »

Alors que je me perdais dans mes incertitudes, mon interlocutrice me fit savoir qu’elle envisageait de se faire muter dans un autre établissement hospitalier. « — Si je puis me permettre, ça n’est pas la solution. Je pense que vous vous en voudrez davantage d’ainsi mettre de la distance. Et Eva risquerait d’en souffrir. Comme vous venez de le faire entendre, elle a perdu la plupart des personnes qui lui étaient chères. Ne venez donc pas grossir cette liste. » Il m’était plus facile d’adopter son point de vue, mais je devais bien reconnaître, avoir moi aussi songé à partir pour éviter bien des désagréments à Eva ; en vain puisque j’étais toujours à Los Angeles, bien incapable de mettre de la distance avec cette femme incroyable.

Ainsi, j’apprenais à mes dépens que rien n’était facile, encore moins l’époque dans laquelle je me trouvais. « — N’en soyez pas désolé. Vous savez, chaque époque est pourvue de son lot de désolation. Et il est vrai que certains humains ne sont pas les couteaux les plus aiguisés du tiroir, si je puis dire. Mais j’ai envie de croire qu’à l’inverse, d’autres rééquilibrent la balance ; les personnes comme Eva par exemple. »

Puis elle vint à évoquer son compagnon et cette nuit atroce qui avait fait d’elle un vampire. Effectivement, ce n’était pas la plus douce des transformations. Et si par un heureux hasard, il m’était donné la possibilité de tout recommencer, nul doute que je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour m’éviter une nouvelle transformation ou deuxième mort selon les dires de Leticia. « — Mourir une seconde fois, c’est exactement ça. Il n’y a pas pire que de mourir une seconde fois. » Mais elle avait eu la chance de ne pas être seule dans cette épreuve.

Cette femme était elle aussi incroyable à sa façon et je comprenais sans mal, pourquoi Eva l’avait choisie comme proche amie. « — Vos mots me touchent et je ne dis pas cela pour paraître poli. Le fait de savoir qu’une amie d’Eva me valide, en quelque sorte, me rassure. Cependant, bien que je trouve votre demande sympathique, je me vois contraint de refuser. Je n’ai pas envie de manipuler un esprit, aussi louable, soit la démarche. Mais, peut-être pourrais-je utiliser ma fortune pour vous aider, faire quelque chose de réellement utile. N’auriez-vous pas besoin d’une nouvelle ambulance par exemple ? »

« — M entir aux personnes que l’on aime n’est jamais facile. Mais permettez-moi d’insister sur le fait que prendre de la distance, géographiquement parlant, n’est pas une solution au problème. Cela n’engage que moi, cependant. Et je pense que votre ouverture d’esprit me permet de m’exprimer plus librement. »

Cependant, la jeune femme récemment transformée n’avait pas tort et semblait avoir compris que parfois l’amour nécessite des sacrifices auxquels je n’étais pas prêt à consentir pour l’instant. J’aime Eva plus que tout et j’aspire à passer du temps avec elle, même si ce temps est éphémère en raison de la mortalité de la jeune chirurgienne. Une solution persistait cependant, mais une fois de plus, je préférais l’ignorer.

« — Et c’est pour cette raison que l’humanité doit préserver certains de ses spécimens. Eva est un exemple de l’une de ces personnes précieuses qui enrichissent le monde de leur présence et de leur contribution. »  Voilà pourquoi je suis égoïstement enclin à épargner sa transformation. Elle a encore tellement à offrir à ce monde avant qu’elle ne soit confrontée à l’éternité. Cependant, le monde est rempli d’ombres et de fardeaux, tels que les transformations non désirées et les créatures responsables de ces transformations. Le simple fait de penser à ma propre transformation en vampire éveille des souvenirs sombres et une douleur intense qui ne me quitte jamais. Est-ce cela ma véritable malédiction ? La bataille éternelle entre la vie et la mort, entre l’humanité et l’immortalité ?

Mes muscles se crispèrent et mes mâchoires se serrèrent alors que je luttais pour chasser les souvenirs de ma vie passée en tant que vampire. D’un côté, je ne pouvais nier les avantages physiques que cela m’avait apportés, mais d’un autre côté, les souvenirs de la solitude, de la peur et de la méfiance qui m’entouraient me hantaient encore. Je me forçais à me concentrer sur la conversation actuelle, essayant de rester ancré dans le présent plutôt que de m’enfoncer dans les souvenirs douloureux de mon passé.

« — Je pense que je pourrais être plus utile en agissant ainsi. Et puis, ce n’est pas comme si j’avais besoin d’argent. Je vais donc suivre votre idée et faire un don à l’hôpital pour améliorer son infrastructure. Je ne suis pas intéressé à devenir médecin ni à étudier ou exercer la médecine, mais je veux apprendre de nouvelles choses et essayer de me racheter d’une manière ou d’une autre. En tout cas, je tiens à vous remercier pour votre temps et votre précieux conseil. Cette conversation m’a permis de voir les choses sous un nouvel angle. Je ne vais donc pas vous retenir plus longtemps. Si jamais vous souhaitez me revoir un jour, je serai du côté de Downtown, probablement au bar “Piano Man” tenu par Jordie Davis, la leader des vampires de notre belle ville de Los Angeles. Merci encore, Miss Sanchez. » Je lui tendis la main pour la serrer avant de m’éloigner, ravi d’avoir rencontré l’une des plus proches amies d’Eva.