L’alliance en or à mon doigt, le toucher de ma main sur la sienne, sa peau si douce… Rose… Elle me manquait atrocement. Elle avait perdu la vie dans la nuit de l’attaque du loup. Depuis, je n’étais plus que l’ombre de moi-même. J’avais perdu le goût de vivre. J’avais tellement mal et je souffrais tellement de son absence. Je me sentais totalement vide par moment, surtout après avoir traversé une énième crise de larmes. Je n’arrivais pas à dormir sans faire de cauchemars, et que dire de mon appétit…

J’avais été amené au Ranch de Juan Rodriguez à la suite de ma prise en charge à l’hôpital par le Docteur Cortez. J’étais à la fois reconnaissant envers elle et à la fois en colère qu’elle m’ait sauvé pour me laisser dans une vie sans Rose. Je devais désormais vivre avec cette peine immense, et, également avec cette nouvelle nature qu’était devenue la mienne depuis cette nuit-là. Car cette attaque de loup, d’une façon que j’avais encore peine à comprendre, m’avait fait transformer d’humain en une sorte de loup garou. C’était du moins ce que je comprenais de ces derniers jours que je venais de vivre, c’était complètement fou. Juan, lui aussi était un lycan, il avait essayé de m’expliquer certaines choses, mais corps et mon esprit étaient ailleurs à ce moment-là et c’était encore le cas aujourd’hui.

Je prenais moins soin de moi, de mon apparence. Je n’avais pas repris rendez-vous chez le coiffeur et le barbier comme je le faisais tous les mois. Je tentais de cacher mes cicatrices en les camouflant avec des vêtements.
J’avais besoin de sortir faire des courses, de m’échapper de notre appartement et de la paressasse pour les obsèques de Rose. Il était une heure tardive, mais je ne sentais plus le temps s’écouler depuis des jours. Sur le chemin, je passa devant le Red Raven Bar, c’était le bar que tenait Caleb, un de mes précieux amis. Je m’arrêta devant le bar, marquant une légère pause et hésitant à rentrer. Puis, finalement, je franchi les portes en me disant qu’il serait bon de retrouver un ami sur qui m’épancher un peu, ou juste prendre un verre pour tenter de noyer un peu cette peine affreuse.

Entrant dans le bar, je m’asseye instinctivement au comptoir, comme je le faisais avec Rose quand nous venions ensemble ici. Cela donnait un peu de baume au cœur de voir Caleb enchanté de me voir. Pour ma part, je devais surement avoir une mine affreuse.

« - Bonsoir Caleb. Un scotch s’il te plait, sans glaçon. »

J’attrapa mon verre qu’il me servi aussitôt. Je n’avais qu’une envie, c’était de le boire cul sec pour me soulager rapidement. Mais ce n’était pas mon genre de boire ainsi, j’étais plutôt du type à apprécier les liqueurs.

« - Je reviens de loin Caleb… ces derniers jours, dernières semaines… par où commencer... »

J’avais les yeux constamment rougis de tristesse et davantage quand je pensais à Rose.

« - Un loup nous a attaqué Rose et moi. Elle est morte sur le coup et moi je… merde ! C’est tellement dur ! »

Je pris une grosse gorgée de mon verre, un bon tier. Et le reposa immédiatement, me frottant les yeux humides.

« - J’ai l’impression d’être un fantôme qui erre dans les limbes depuis. C’est infernal ! »

La bienveillance et la bonté de Caleb était vraiment la bienvenue. J’avais finalement bien fait de rentrer dans son bar. J’avais évité de trop sortir ces derniers jours, d’une part parce que je n’en avais pas du tout l’envie et la force, et d’autre part parce que je ressentais les premiers effets de ma transformation. J’avais constaté que mes sens étaient plus développés que d’habitude, à titre d’exemple j’entendais les conversations des clients autour de moi, même malgré le brouhaha ambiant et la musique du bar.

Je voyais bien dans son attitude qu’il s’inquiétait pour moi. En même temps, ce n’était pas tous les jours qu’un ami venait vous apporter d’affreuses nouvelles comme celles-ci. Dans tous les cas, j’avais de la chance de pouvoir le compter parmi mes amis. Aujourd’hui, il répondait présent à ma peine.

« - Ce que tu peux faire… eh bien si tu peux me donner un peu de ton temps ce soir ça me ferait énormément de bien. J’ai passé mes derniers jours a appelé des proches pour annoncer son décès et à tout organiser pour les funérailles. Donc passer un de temps avec un ami serait réconfortant. »

Je ne pouvais pas dire que sortir dans un bar et voir un ami allait me faire oublier ma douleur. Cette dernière était bien trop vive, c’était tout bonnement impossible même si je le voulais. J’avais besoin de parler de ce que je venais de vivre, et, j’espérais trouver une personne pour parler de ce que je vivais aujourd’hui, de cette nouvelle nature de lycan… Mais à qui en parler sans paraître pour un fou ?
J’accueillais volontiers le geste de Caleb, cette main qu’il venait de déposer sur mon épaule était pour moi réconfortant. J’étais moi-même une personne assez tactile, alors ce genre de geste de me dérangeait absolument pas. Par ailleurs, j’étais étonné d’autant de gentillesse de sa part pour moi. Fermer son bar pour moi ? Je ne pouvais pas lui demander une telle chose. En même temps, c’était vrai que le bruit ambiant commençait à m’assourdir. Je n’étais pas habitué à la nouvelle finesse de mon ouïe depuis que j’étais devenu…un lycan.

« - Je ne peux pas te demander de fermer ton bar pour moi Caleb… même si c’est vrai que le bruit me donne mal à la tête. Enfin, c’est peut-être dû à la fatigue, j’ai du mal à dormir correctement. Et mon dernier remonte à… » je regarda ma montre. « - …environ 18 heures, j’ai mangé à 3h du matin quelques bricoles. »

C’était vrai que je commençais à avoir faim. Je ne me faisais que des plats faciles à préparer ou des livraisons à domicile.

Décidement, la prévenance de mon ami m’étonnait et me touchait beaucoup. Quel genre d’ami était prêt à fermer son commerce pour prendre du temps avec un proche qui n’était pas de sa famille et simplement pour discuter ?

« - Merci Caleb, tu es vraiment un excellent ami tu sais. Ça me ferait du bien de juste converser un peu avec toi. Pour l’embrassade, on verra. » répondais-je avec un très léger sourire.

Je le laissais prévenir les jeunes à la table un peu plus loin de partir d’ici peu. J’étais un peu gêné que Caleb fasse cela pour moi, mais apparemment il le faisait volontiers pour moi et pour m’accorder un peu de temps.
Au-delà de l’attaque, qu’allais-je bien pouvoir lui raconter ? Devais-je parler de Juan qui m’avait amené jusqu’à son ranch pour m’expliquer que j’étais devenu une espèce de loup garou ? Un lycan comme il avait dit. Il allait me prendre pour un fou, ou bien me dire que j’avais perdu l’esprit à cause de la mort de Rose. Mais je n’étais pas fou, comme avait dit Juan, mes sens s’affineraient de plus en plus. Je m’en étais rendu compte avec ma vue en premier. J’avais déjà une bonne vision depuis toujours, 10/10 à chaque œil, mais depuis que je pouvais voir distinctement les voisins de l’appartement de l’autre côté de la rue diner et savoir ce qu’il y avait précisément dans leur assiette, je compris que ce fameux Juan ne m’avait peut-être pas raconté que des cracks. Dès lors, je redoutais la prochaine pleine lune. Est-ce que j’allais vraiment me transformer en une bête ? Mon dieu, j’avais espoir que ce n’était encore une fois que des salades inventées pour me faire marcher. Et pour l’instant, outre mes sens qui semblaient se développer -sans doute un effet de ma dépression ou de mon choc subit- tant que je ne m’étais pas transformé je ne pouvais pas être sûr que cet homme ne m’ait pas menti.

Caleb me proposa gentiment de quoi manger. Comment pouvais-je refuser son attention ?

« - C’est super sympa de ta part. J’avoue qu’un croquemonsieur me ferait bien plaisir. »

Les étudiants s’apprêtaient à partit, tandis que Caleb me préparait le croquemonsieur. Pendant ce temps, je lorgnais mon verre avec insistance. Je n’avais envie que d’une chose, c’était de le boire cul sec. Je pensais au fond de moi que ça allait m’aider à m’apaiser, même si je savais que c’était complétement faux. J’attrapa mon verre et ne bu finalement que la moitié de ce qu’il restait. Je relevais la tête vers Caleb qui finissait la préparation de mon croquemonsieur.

« - Quel ami je fais, je ne t’ai même pas demandé comment tu allais. Franchement, je suis complétement idiot, désolé Caleb. Comment ça va toi ? »

Il n’y avait pas à dire, j’avais ouvert la bonne porte ce soir en entrant dans le bar. Caleb était aux petits soins avec moi, j’avais presque honte de lui imposer de faire sortir des clients du bar arrivés avant moi, mais il avait insisté avec gentillesse pour pouvoir mieux me soutenir. J’humais l’odeur de la préparation du croquemonsieur. Je sentais tous les ingrédients que préparait un par un Caleb, surtout le jambon cuire rapidement pour donner une petite odeur fumée. Mon sens de l’odorat était plus développé depuis la morsure, c’était parfois plaisant mais c’était surtout déroutant.

Je n’osa pas regarder les étudiants s’en aller à cause de moi. J’étais un peu gêné d’être celui qui les avait fait sortir, même si pour eux ils ignoraient que c’était moi la « raison personnelle urgente » que Caleb avait dû prétexter pour fermer son bar. Mon ami juste ensuite avec le croquemonsieur qu’il avait cuisiné. Je releva les yeux vers lui, très touché par son attention.

« - Ohh merci ! Je crois que je n’ai pas mangé une nourriture aussi élaborée depuis un moment ! »

Je laissa de côté les sels et poivres de côté, mon goût était également hyper développé, pas besoin de rajouter quoique ce soit. Je savourais mon repas qui clairement me faisait du bien. Je me nourrissais tellement mal ces derniers temps que je ne m’étais pas rendu compte que j’étais en manque d’énergie à cause de ma malnutrition.

« - C’est super bon ! Sincèrement ça me fait beaucoup de bien, tu peux pas savoir ! » entre deux bouchées. « - Tu disais que ce n’étais pas la grande forme en ce moment ? Une raison particulière ? Tu m’as bien écouté, je veux le faire à mon tour si tu as un souci. »

Caleb tenait à me prêter main forte, que ce soit pour parler ou bien pour un service. Je ne savais si je devais lui parler de mon changement. Je n’avais pas envie de m’enfermer dans un secret et de le vivre éternellement seul. Bien sûr j’avais maintenant la meute, mais j’étais encore un jeune loup parmi eux pas encore assez intégré pour avoir un ami à qui parlé. Mais avec Caleb j’avais la crainte de le perdre, la crainte qu’il me prenne pour un fou ou bien qu’il aie peur tout simplement… Il fallait que je lui en parle subtilement, déjà pour voir ce qu’il pensait du surnaturel.

« - Hum, il parait qu’il y a toujours des vieux fantômes qui rôdent dans leur bar préféré après leur mort. En Ecosse, dans le pays de mon père, il y a beaucoup de légendes de ce genre. Je ne sais pas si en Amérique on croit à ce genre d’histoires. Tu croises parfois des esprits d’anciens clients dans ton bar? »

Je semblais sans doute ridicule à m’enjouer pour un croquemonsieur. Ce n’étais que de simples tranches de pain dans lesquelles on insérait une tranche de jambon. Mais si mon ami Caleb savait quel train de vie j’avais ces derniers jours, il serait horrifié. Les derniers événements et mon changement de nature m’avait complétement chamboulé. J’allais devoir apprendre à vivre en meute, moi qui avait toujours baroudé partout, que ce soit seul ou en couple, cela allait être un vrai changement de vie.

« - C’est peut-être un simple croquemonsieur, mais si tu voyais mon réfrigérateur ça te ferai peur. Je n’ai pas eu la tête à cuisiner depuis la mort de Rose. Je me suis gavé de plats préparés, de fast foods en tout genre, un vrai ado… ! »

J’étais heureux de voir Caleb se livrer à moi, même un tant soit peu. Je venais de faire de même et je savais que ce n’était pas forcément quelque chose de facile, surtout lorsqu’on évoquait des moments difficiles de sa vie.

« - Je crois qu’on n’a jamais vraiment parlé de ton enfance ensemble ? Je ne savais pas que tu avais tant voyagé non plus ! Où es-tu allé ? Moi j’ai toujours eu du mal avec les langues, malgré mes voyages avec ma mère un peu partout j’ai toujours gardé mon bon accent écossais paternel. Puis, je n’ai jamais réussi à aligner trois mots en espagnol ou une autre langue ! Tiens regarde la bière que tu viens de prendre, je serai incapable d’en demander une dans un bar mexicain par exemple ! »

Je termina le croquemonsieur qui fut fort délicieux. Mon épaule me grattait un peu parfois, à l’endroit de la cicatrice de la morsure encore pansée. Je me frottait parfois machinalement pour me soulager. Je reprenais mon histoire de fantômes, histoire de tourner un peu autour du pot avant de connaître l’avis de Caleb sur le surnaturel.

« - Aye, beaucoup de fantômes viennent faire peur aux nouveaux clients de leur bar préféré, ils font vivre leur mémoire à leur façon. Je suis certain que des puissances surnaturelles doivent déjà rôder dans le bar. Peut-être des anciens fantômes de l’établissement d’avant du Red Raven ? Tu n’as jamais eu de drôles de manifestations comme des bouteilles qui se brisent toutes seules ? la vaisselle qui se renverse ou bien de drôles de bruits ? »

Je souriais avec légèreté. J’avais encore du mal moi-même à croire réellement ce que je venais de raconter. Je venais à peine de rentrer dans ce monde surnaturel en devenant un lycan, je ne connaissais quasiment rien à tout ce qui était magique et je n’en savais pas plus sur les potentielles espèces de créatures qui existaient. Je m’ouvrais à ce monde, un peu forcé, avec crainte et fascination. J’espérai trouver chez Caleb une sorte d’ouverture pour lui en parler et m’exprimer librement.

J’écoutais Caleb parler un peu de lui. J’aimais écouter les gens s’ouvrir à moi, parler d’eux, de leur passion, de leur enfance, de tout, je crois que j’aimais les connaître en profondeur, la surface ne me suffisait pas. Je pouvais parler de moi pendant des heures, raconter mes voyages comme le faisait Caleb, de ce que j’aimais faire, le dernier restaurant hype que j’avais découvert, qu’importe, j’aimais parler librement sans concession. En écoutant Caleb parler de son bar, je voyais en son regard qu’il le chérissait. Il était pour lui un symbole de réussite et de liberté après ce qu’il avait vécu avec ses parents semblait-il.

« - Oui je vois, tu as vécu pas mal de choses ! J’espère que tout cela est derrière toi, même si, ce n’est jamais facile de fermer la porte du passé, surtout si tu en portes les cicatrices à vie. Les voyages t’ont aidé à te ressourcer ? Je vois que ce bar est une sorte de renouveau après toutes ces galères. Heureusement qu’il y a eu ta cousine pour t’aider, c’est super que tu aies pu compter sur elle pour rebondir ! »

Je n’arrivais pas à sourire, mon visage était comme figé, surement la fatigue et la peine. Mais grâce à Caleb et sa chaleur mon cœur était un peu plus léger, je pensais à autre chose après tout ce temps à m’enfermer seul ou presque dans mes sombres pensées. En parlant quelques mots de gaélique, Caleb me réchauffa encore un peu plus le cœur.

« - Aye ! Le tlachd*. C’est très rare d’entendre quelqu’un parler le gaélique, surtout aux Etats-Unis. »

Je pris la bière que Caleb m’offrit et la leva pour trinquer avec lui. J’étais content de voir que nous avions plusieurs points communs, je me sentais un peu plus proche avec lui. Un ami proche, c’est ce dont j’avais besoin en ce moment.

Caleb évoquait les péripéties qu’il avait vécues dans son bar. Je l’écoutais en buvant ma bière. Avant d’être lycan, j’étais un simple homme et surtout écossais qui avait été bercé par les contes et les légendes relatant les histoires de fantômes de héros des landes écossaises. Cela m’avait ouvert l’esprit sur un monde surnaturel en quelque sorte. Aujourd’hui j’étais entré dedans complètement, j’étais comme un personnage dans l’une de ces légendes. J’avais peur d’en parler même si ça me brulait les lèvres. Je savais que je ne devais pas en parler librement et surtout pas à n’importe qui. Caleb était un bon ami mais je ne voulais pas le perdre en l’effrayant avec ma nouvelle nature de lycan.

« - Oh ! Je crois avoir vu un verre se retourner derrière toi tout à l’heure. » esquissant un très léger rictus. Je bus les dernières gorgées de ma bière. « - En tous cas, fantômes ou pas, je reviendrai te voir Caleb. Ca m’a fait du bien, sincèrement. Tu as été un ami. »

Je me leva et lui tendit la main pour lui dire au revoir. Même si j’étais frustré de ne pouvoir rien révéler de plus, je partais léger d’avoir un ami sur qui compter.